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Comprendre le phénomène de créolisation : le cas du Créole haïtien

Temps de lecture : 6 minutes

Dernière mise à jour : 24 novembre 2021 à 13h37

Le phénomène de créolisation a toujours suscité de vifs intérêts chez les linguistes car les langues créoles sont nées dans des conditions particulières et leurs études ont permis d’observer et d’expérimenter la genèse d’une langue. Du coup, les théories sur la naissance des langues créoles sont multiples, souvent contraires et controversées et font l’objet de discussions depuis plus d’un siècle.

Tout d’abord, nous allons tracer superficiellement les fonctions morphosyntaxiques que le terme « Créole » avait diachroniquement dans la colonie c’est-à-dire donner de manière spécifique l’usage du mot, ce à quoi il réfère, ce qu’il décrit dans son usage lexico-sémantique, et de quel phénomène néologique ce mot émane. Ensuite, nous allons donner un bref aperçu du contexte historique, de l’aire géographique de la formation des langues créoles pour enfin tenter d’exposer quelques-unes des théories auxquelles se rattachent la majorité des divers points de vue concernant les langues créoles (plus précisément les créoles à base lexicale française et particulièrement le Créole haïtien (Kreyòl)).

L’origine du terme Créole

Avant de prendre la valeur de substantif, le terme « Créole » était d’abord employé comme adjectif (blanc créole, esclave créole…). Dérivé du portugais (Crioullo) et de l’espagnol (Criollo), issus eux-mêmes du latin « Creare » (creare = créer, élevé dans le foyer du maître domestique), le mot Créole était utilisé initialement pour désigner les « blancs nés dans la colonie » pour les différencier de ceux qui sont nés en métropole. Par la suite, le terme allait être utilisé pour qualifier tout ce qui est propre à la colonie (plantes, cuisine, coutumes…), pour enfin désigner les esclaves nés dans la colonie ainsi que leur langue.

Sur ce point, le linguiste français Robert Chaudenson évoque que le Créole — ou du moins ses sources les plus lointaines — résulterait de l’appropriation approximative de la langue du colon (dans ce cas le français) par les esclaves créoles (esclaves nés dans les colonies par opposition aux esclaves bossales, ceux qui sont nés en Afrique) devenus « les agents essentiels de la socialisation et de l’acculturation des nombreux bossales, récemment immigrés pendant la période de la « société de plantation » ».

C’est qu’en effet, les créoles à base lexicale française sont des langues qui ont pris naissance pour la plupart dans les îles de la Caraïbe et de l’Océan Indien (mais aussi en Louisiane, en Guyane…) pendant la période de la colonisation européenne de ces territoires vers les 17e et 18e siècles. D’où l’idée soutenue par divers auteurs que les créoles sont des langues issues principalement de la langue du colonisateur. Aussi dénombre-t-on environ une centaine de créoles differents dans le monde dont les plus connus sont les suivants: Créole à base lexicale française (Haïti, Martinique, Guadeloupe, Louisiane, Guyane, Seychelle, Maurice…), anglaise (Jamaïque, Hawaï, Belize, Libéria, Géorgie…), portugaise (Curaçao, Angola, Cap-vert, Sao-Tomé…), espagnole (Colombie, Philippines,…), etc.

En ce qui concerne les thèses avancées pour expliquer la naissance du créole, plusieurs hypothèses ont été émises pour tenter de répondre. Parmi eux, nous allons évoquer succinctement les plus pertinentes.

Les thèses sur la langue Créole

Nous débuterons avec Suzanne Sylvain qui, contrairement à l’idée largement répandue que le créole est un dérivé du français et négligeant du coup l’apport d’autres langues, va élaborer une théorie qui prend en compte l’apport des langues africaines au créole et montrer certaines similarités entre ces langues. Les travaux de recherche menés par Suzanne Sylvain l’ont poussé à déclarer dans sa thèse (1936) que le Créole haïtien (Kreyòl ayisyen) trouverait son origine dans une langue africaine (l’Ewé). Ainsi, le Créole haïtien (Kreyòl) aurait puisé sa structure syntaxique d’une langue africaine et son lexique du français. En bref, le créole haïtien est une langue africaine habillée de vocabulaire français. Cette thèse est fameuse dans la mesure où les esclaves africains privés de communication dans leur langue maternelle et dans le souci de communiquer sont confrontés à la langue du colonisateur qu’ils méconnaissaient, n’ont retenu que la forme sonore approximative pour ensuite intégrer celle-ci dans le moule morphosyntaxique de leur langue d’origine.

Par la suite, Jules Faine soutiendra une année après (1937), que les langues africaines n’ont presque rien à voir avec la formation du Créole haïtien. Pour lui, le Créole haïtien (Kreyòl) est dérivé exclusivement ou presque du français, particulièrement du dialecte Normand (celui des 16e et 17e siècles), point de vue auquel il a apporté quelques modifications par la suite. C’est une approche évolutive, où le créole est considéré comme une variante abâtardie du français.

Un groupe de linguistes de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), ayant à leur tête Claire Lefebvre, reprend en quelque sorte la thèse de Suzanne Sylvain mais par une approche substrative. À partir de recherches menées avec des locuteurs haïtiens immigrés au Québec, Claire Lefebvre estime que le substrat* du Créole haïtien serait une langue africaine (le Fon) avec une relexification française.

À l’opposé, Chaudenson (1995 : 83) adopte une approche évolutive. Pour lui, la créolisation est « L’autonomisation de variétés approximatives du français (régional) sous l’effet d’un changement de langue-cible et de mode d’interaction, la communauté des esclaves étant devenue pour les bossales à la fois le modèle et l’agent de leur socialisation linguistique ». Ce qui renvoie à un continuum linguistique, c’est à dire le Créole haïtien (Kreyòl)est vu comme une continuité du français, une variante dégénérée, presque de la même façon que le français est né à partir du latin mais dans des conditions historiques, géographiques et sociales différentes.

De nos jours, les thèses avançant que les créoles (particulièrement le créole haïtien (Kreyòl ayisyen)) sont des dérivés ou du moins des formes d’évolution des langues européennes (le français dans notre cas) ne sont pas suffisantes pour élucider le phénomène de créolisation, même si elles nous permettent de saisir certains aspects des langues créoles par exemple la présence de différents traits hérités de la langue colonisatrice (le français pour le créole haïtien) comme le lexique, les formes sonores… mais les réorganisations/restructurations qu’ils ont subies sont incompréhensibles par le seul français surtout si on prend en compte les apports substratiques (Hazaël Massieux, 2011).

De même la théorie relexificationniste ou l’hypothèse présentant le créole haïtien comme variété grammaticale d’une langue africaine (Ewé/Fon) a connu à travers les années beaucoup de difficultés et n’était pas très satisfaisante. De ce fait l’hypothèse soutenant que le créole contient le lexique, la forme sonore du français et la partie génitique ou syntaxique du « Fon » n’est pas vraiment démontrable. Elle ne peut pas expliquer pourquoi on a abouti à un créole, elle ne peut décrire la distinction entre ces langues africaines et les langues créoles.

Ainsi, Marie-Christine Hazaël Massieux (2011) pense que : « Les langues créoles ne sont ni du français, ni de l’Ewé, ni du Kikongo… mais sont des langues nouvelles qui nous apprennent probablement comment des langues se développent dans des situations de contact (mais toutes situations de contacts de langues ne produisent pas nécessairement un créole), et ce qu’il en est des langues des locuteurs obligés un jour de constituer de nouvelles sociétés, qui bien naturellement doivent communiquer. On n’emprunte pas tel morceau ici, tel morceau là, mais on refonde complètement un moyen de communication, qui retient certes du matériau (sons, mots,…) des anciens idiomes, mais qui du fait des interprétations nouvelles données par les divers locuteurs devient en se structurant progressivement quelque chose de tout autre ».

De ce fait, les créoles sont des langues qui ont pris naissance de la nécessité de communication ou de compréhension entre les différents groupes existants dans les colonies et ne peuvent être résumés en des formes simplifiées des langues européennes ou du moins en des mélanges de lexiques de langues européennes et de structures de langue africaine. Mais comme le disait François Dortier, elles se sont rapidement constituées en un système avec leur cohérence interne, leur vocabulaire propre marqué par les régularités de prononciation, de règles régulières d’organisations de phrases comme se font toutes les langues à travers leurs structures et leurs transformations linguistiques.

*Le terme « substrat » désigne toute langue parlée à l’origine dans un territoire déterminé à laquelle une autre langue s’est substituée; la langue antérieure influence la nouvelle langue de telle sorte que de nouvelles règles et de structures se créent.

Kerby Levensky Lambert, étudiant en sciences du langage, FLA, Université d’État d’Haiti 


Références bibliographiques :
• Chaudenson, Robert (1995). Les Créoles, Paris. Presses universitaires de France
• Dortier, J.-F. (2001). Le langage, nature, histoire et usage, Paris, Ed. Sces humaines
• Faines, Jules (1937). Philologie créole : études historiques et étymologiques sur la langue créole d’Haïti. Port-au-Prince : Imprimerie de l’Etat. [Slatkine reprints, Genève 1981] • Hazaël-Massieux, M-C (2011). L’histoire des créoles de la caraïbe : Formation et évolutions vers les études contemporaines
• Saint-Fort, Hugues (2011). Haïti : Questions de langues, langues en question, Les Éditions de l’université d’Etat d’Haïti
• Sylvain, Suzanne (1936). Le créole haïtien: Morphologie et syntaxe, Wetteren (Belgique) et Port-au-Prince (Haïti)

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