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S’unir pour vaincre la mort. Une proposition de Jacques Roumain dans « Gouverneurs de la rosée »

Temps de lecture : 7 minutes

Dernière mise à jour : 15 février 2023 à 9h51

« Nous mourrons tous », crie Délira Délivrance. Des paroles, à première vue, terrifiantes et annonciatrices de mauvais augure. Pourtant, c’est avec ces mots que Jacques Roumain commence son roman titré Gouverneurs de la rosée. Cette phrase, un peu macabre et funeste de la mère de Manuel, est non seulement une plainte mais aussi l’expression de la souffrance d’une pauvre vieille femme à bout de forces et sans espoir.

« Nous mourrons tous ! … » est une formule tout à fait appropriée pour décrire la réalité que nous vivons durant ces dernières décennies. La situation d’Haïti est si grave que la comparer à une mort collective, lente et douloureuse, n’a rien d’exagéré. Effectivement ! nous sommes tous en train de mourir, au sens propre et figuré.

Ces jours sombres que nous vivons exigent une relecture des grands chefs-d’œuvre de la littérature haïtienne. Ces derniers peuvent se révéler, entre autres, salutaires, voire salvifiques. Tel est le cas de Gouverneurs de la rosée. Si nous nous attelons à le relire, à la lumière de notre contexte socio-politique et économique actuels, il pourrait nous sauver. Ce livre peut nous aider à remonter la pente raide occasionnée par la crise sociétale que nous subissons.

Ce roman est, en résumé, un couple de deux mots : maladie/remède. À travers ses pages l’auteur réalise, d’abord, un diagnostic de nos peines, de nos misères et de nos problèmes fondamentaux comme peuple ; ensuite, plus important encore, il nous ouvre une porte de sortie —et c’est peut-être la seule qui existe pour nous autres Haïtiens et Haïtiennes.

Dès le commencement de son œuvre, Jacques Roumain touche du doigt le fait qu’Haïti est au bord du chaos, à la lisière de l’abîme. Sa remarque est fondée. Effectivement ce beau pays dépérit. Les Haïtiens et Haïtiennes meurent à petit feu. Pour eux, les pétales de la vie flétrissent un peu plus chaque année ; jour après jour, l’existence s’atrophie et la vie s’asphyxie. Si cela continue sans aucun changement radical, si des mesures concrètes visant à freiner la dérive ne sont pas prises : l’issue logique serait la mort de l’héritage des Héros de 1804, et plus de déboires quotidiens pour la population haïtienne. Sempiternelles péripéties dans les méandres de la misère et des pires inhumaines souffrances.

Trois mots expriment cet état de fait, ce triste et douloureux constat, ce malheur qui perdure, ce mauvais sort persistant, cette maladie récurrente et résistante, cette insulte à notre intelligence, ce contredit à notre moralité, ce défi à notre existence, cette mise en échec de notre mentalité : « Nous mourrons tous ». Seulement trois mots ! pour mettre à jour une honte, un mal ancien et actuel : Le « mal haïtien ».

La réalité est criante. Les Haïtiens et Haïtiennes meurent : de faim, de soif, d’injustice, de violence, d’insécurité, du kidnapping, de corruption, de maladies, de dégradation de l’environnement, de pollution, de division, du fanatisme (surtout politique et religieux), de médiocrité, de bêtise et de laideur. « On » nous tue (bien que fort probablement « nous nous » tuons) physiquement, mentalement, culturellement, identitairement et historiquement.

À l’étranger comme en Haïti, nous mourrons. On (méfiez-vous des « on », car parfois c’est un indéterminé bien déterminé) nous viole, on nous assassine, on nous déshumanise, on nous vole, on nous ment, on nous dépersonnalise, on nous prostitue, on nous abrutit. Il semblerait que les fils et les filles de l’Empereur Dessalines n’ont nulle part où vivre en paix. À l’intérieur comme à l’extérieur de la Mère Patrie, ils n’ont pas droit à une vie digne et tranquille. Manifestement, cela donne l’impression que nos vies n’ont aucune valeur.

Partout c’est la désolation et la mort : en lisant les journaux locaux et internationaux, en regardant les publications liées aux Haïtiens ou à Haïti sur les réseaux sociaux, en interrogeant nos confrères qui vivent dans nos bidonvilles (pour la plupart contrôlées par des bandits armés), les employés de maison (restavèk) et des industries de sous-traitance (victimes de ces nouvelles formes d’esclavages déguisées), les chômeurs sur nos places publiques, les patients de nos hôpitaux publiques, les élèves de nos lycées et des écoles nationales, nos frères et sœurs en République Dominicaine, au Chili, les dizaines de nos frères et sœurs qui sont morts dans la jungle du Darien… Nous mourrons. On nous tue… non ! Il faudrait cesser de fuir notre responsabilité en nous justifiant. Faudrait-il affirmer de préférence que « nous sommes en train de nous tuer ! ». C’est la réalité des Haïtiens et Haïtiennes durant ces trente dernières années.

Dans Gouverneurs de la rosée, les gémissements maternels de Délira Délivrance tentent de nous conscientiser, de nous réveiller de notre insouciance morbide. Sous la plume de Jacques Roumain, cette femme ressemble à une personnification de la Mère Patrie. Par amour maternel, elle veut nous avertir. Pourquoi ne pas écouter ses gémissements ? Nous ne pouvons ignorer les larmes venant d’une mère souffrante et si tendre. Délira ne délire pas ! puisqu’il est évident que nous mourrons.

Mais il y a de l’espoir…

Heureusement, nous ne sommes pas encore morts. C’est à nous de décider de notre sort : vivre ou mourir. Jacques Roumain, peu après l’affirmation de la vieille femme, nous jette en plein visage les belles images d’antan, ces souvenirs poussiéreux mais vivaces du père de Manuel.

Avant, il y a bien eu, d’une certaine manière, de la vie sur ce « petit bout de terre ». Les gens étaient unis et joyeux, ils travaillaient ensemble le sol qui donnait généreusement ses fruits ; ainsi les enfants mangeaient à leur faim.
Jacques Roumain tente de nous faire comprendre que la mort vient de la désunion. Elle est la conséquence des luttes fratricides dont notre histoire politique, religieuse et sociale sont jalonnées ; le résultat du « chen manje chen » et du « chak koukouy klere pou je l » qui priment assez souvent dans nos rapports interpersonnels.

La vie, en Haïti, est possible uniquement au prix de l’« union ». Alors la mort, la sécheresse, le désespoir, la misère, l’insécurité, le kidnapping, la violence, l’instabilité, l’injustice, la corruption, la médiocrité et la décadence peuvent être vaincus par l’entente fraternelle, le travail en commun et l’union. Ici nous pointons du doigt l’une des grandes thèses de Jacques Romain dans Gouverneurs de la rosée, c’est la grande proposition contenue dans le cri d’agonie et de détresse sorti de la bouche de Délira Délivrance.

Pour Jacques Roumain, le spectre de la mort qui rôde autour d’Haïti et de ses pauvres habitants possède une forme concrète : il s’agit du comportement des Haïtiens et Haïtiennes vis-à-vis d’eux-mêmes, de leurs frères et sœurs, de leur pays, de leur famille, des traditions de leurs ancêtres, de l’environnement qui les a bercés et permis de grandir. En d’autres mots, il s’agit, à la base, d’un problème éducatif et d’identité culturelle qui se révèle être en même temps une question de vie ou de mort pour les générations actuelles et à venir ; le résoudre c’est vivre, la négliger c’est choisir de mourir comme peuple et nation.

Beaucoup de nos frères et sœurs croient, à tort ou à raison, que leur seule porte de sortie est de trouver le moyen de laisser le pays. Nous comprenons parfaitement cette attitude animée par l’instinct de survie. Haïti est, en quelques sortes, prise en otage par un groupe d’hommes et de femmes sans vision et sans aucun sens d’appartenance, un ensemble de mercenaires, de leaders médiocres et d’élites de mauvaise foi. En d’autres termes, le pays n’offre aucun avenir prometteur pour la grande majorité de ses habitants.

Alors, l’une des solutions, certes individuelle, mais réaliste car répondant à des besoins primaires et quotidiens, est donc d’essayer de s’en aller n’importe où et parfois n’importe comment. Cependant, aujourd’hui nous savons que cela est faux. Ailleurs, à l’étranger (République Dominicaine, Chili, Brésil, Turquie, USA) n’est pas nécessairement mieux qu’Haïti. Si bien que plusieurs de nos frères et sœurs retourneraient au pays sans hésiter si l’occasion se présentait, si l’ancienne stabilité fragile et la normalité apparente refaisaient surface dans le pays.

Comment nous en sortir ?

Il nous faut trouver les moyens de résoudre nos problèmes, de sortir de cette spirale infernale de souffrances. Donc, nous avons besoin, de préférence, d’une solution collective. Jusqu’ici, la résilience haïtienne, ce mur mental et culturel que chacun a érigé face à ses misères et ses douleurs, ses déboires et ses infortunes, nous a permis de tenir debout. Mais cela ne fonctionnera pas indéfiniment. Il faut agir autrement, en profondeur, à la base. Il faut changer nos habitudes destructives, nos comportements négatifs. Nous devons éliminer ces forces de mort qui se sont coriacement installées au cœur même de notre culture et de notre système éducatif au sens large. Il faut reconstruire l’identité haïtienne.

Alors, disons-le, sans faux-fuyant, nous en sortir est un défi titanesque. Mais nous n’avons pas d’autre choix que d’essayer de toutes nos forces ; car, répétons-le, haut et fort, c’est une question de vie ou de mort. Notre situation est un ultimatum à notre existence.

En analysant la réalité haïtienne actuelle à la lumière d’une relecture de Gouverneurs de la rosée, nous rencontrons d’excellentes pistes de solutions. Jacques Romain nous en propose, tout au moins, trois (3) :

apprendre à respecter et à valoriser ce que nous sommes, notre culture et notre pays ;
rester connectés avec la terre natale. Il nous faut renouer d’amitié avec la nature en nous rappelant que, comme Haïtien et Haïtienne, notre nombril a été planté dans cette terre, c’est-à-dire, nous sommes symboliquement liés avec son environnement ; finalement, et cette dernière piste est la plus importante de toutes, nous devons chercher à neutraliser la plus fondamentale de nos forces de mort : la désunion. Le pays se meurt sous nos yeux. Quand un bateau est en train de couler, ce n’est pas le moment de jouer le jeu de « À qui la faute ? ».

Le destin d’Haïti, la terre de nos illustres Ancêtres de 1804 (ces Champions avant-gardistes de la Liberté, de la Dignité et des Droits universels de la personne humaine), ainsi que l’amélioration des conditions de vie pour chacun d’entre nous dépend d’un unique choix : l’union et le travail en commun.

Finalement, Jacques Stephen Alexis disait vrai quand il affirmait que « Gouverneur de la rosée est peut-être unique dans la littérature mondiale parce qu’il est sans réserve le livre de l’amour ». C’est bien le cas pour Haïti ; à travers ce roman, Jacques Roumain par amour pour sa terre natale, pour ses frères et ses sœurs, réitère ce principe sacro-saint à la base de notre Épopée du 1804 : l’Union (l’amour) fait la force. Ce principe est notre porte de sortie, notre échappatoire du marasme de la misère et de la mort que nous vivons aujourd’hui.

Auteur : Prof. Jean Hervé Delphonse
Spécialiste en philosophie, littérature et culture haïtiennes

Bibliographie
Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée. Montréal, Mémoire d’encrier, 2007.
Jacques Roumain, Œuvres Complètes, Édition critique. dir. Léon-François HOFFMAN, Paris, CNRS Éditions, 2018.

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