Entre dessalinisme et louverturisme : quel modèle de gouvernance pour le peuple haïtien ?

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Dernière mise à jour : 15 avril 2020 à 21h14

Les haïtiens vivent actuellement un moment crucial dans leur histoire. Les 3 ans de gouvernance avec le président Jovenel Moïse et les 5 ans de Michel Martelly n’ont pas apporté des réponses concrètes aux problèmes que connaissent le peuple haïtien. Ce dernier vit dans le déni total de ses droits les plus fondamentaux. Entre dérision qui est une forme d’opposition selon le professeur Mamadou Gazibo dans son ouvrage sur la politique Africaine et les mouvements de mobilisation de rues, la population n’est pas sans réaction.

Cependant, un fait est à signaler. La majeure partie des mouvements de mobilisation de rue contre le système sont entamés sur la place Dessalines au Champs de Mars. Le gouvernement actuel fait éloge de Toussaint Louverture comme héros et porteur du projet national devant lancer le pays après plus de 216 ans d’indépendance. En comparant ces deux idéologies et mode de gouvernance, quel serait d’entre les deux la mieux apte pour diriger la nation haïtienne vers le développement tant souhaité ?

Tout d’abord, il faut jeter un regard sur la composante de la société coloniale saint-dominguoise et ensuite l’idéologie dominante de la civilisation occidentale qui mène le monde pour connaître le mode de gouvernance approprié pour la réalisation des vœux du premier peuple noir indépendant.

La société coloniale

Sans aucun doute, la société actuelle est la continuité de la société coloniale esclavagiste de Saint-Domingue. Au sommet de la pyramide de la colonie de Saint-Domingue, il y avait les blancs. Ce sont ces derniers qui détenaient la majorité des moyens de production et dominaient le mode de production.

Avec ¾ de terres et 2/3 d’esclaves, les blancs mènent la politique coloniale qui est la réalisation d’un maximum de profit tout en mettant sur pied un système d’exploitation et de domination à la fois physique et psychologique afin de maintenir les deux autres groupes affranchis et esclaves à leur place pour mieux les exploiter. Même si le groupement blanc connaît des contradictions internes de par les intérêts de la bourgeoisie française, des agents coloniaux, des Planteurs blancs et des Petits blancs, quand il s’agit du maintien du système, ils agissent d’un commun accord. Au milieu, il existe une classe intermédiaire composée de gens de couleurs. Ce sont des Noirs affranchis et des mulâtres. Ils se distinguent par leur talent et leur intelligence. Ils ont mêmes fait des études supérieures.

Mais pour contrer leur influence, le groupe dominant joue la carte de couleur et d’exclusion puisque ces derniers, avec ¼ de terre et 1/3 d’esclaves, ils commencèrent avoir leur poids dans la société coloniale ce qui les incitèrent à lutter pour l’égalité politique avec le groupe dominant et le maintien de l’esclavage.

À la base de la pyramide se trouvent les esclaves, créoles et bossales qui sont le moteur de la société d’exploitation. L’économie coloniale repose sur leurs épaules. Mais selon Jean Casimir, de ce groupe émerge ce qu’il appelle le « Noir colonial ». Ce dernier étant esclave est né dans la colonie.

De ce fait, il s’accommode facilement jusqu’à railler le bossale qui est le nouveau venu pour lesquels les maitres leur donne la responsabilité d’acclimater. C’est à dire leur montrer les rouages du travail sur les plantations, les procédures de baptêmes et l’inclinaison à la religion dominante, la religion catholique apostolique romaine. Leur inadaptation suscite des mépris du Noir colonial. D’où l’expression _mouda à l’air_ cité par Jean Fourchard dans les Marrons de la Liberté.

En fait, la société coloniale est divisée réellement en Propriétaires et Non Propriétaires. Ce qui va justifier l’avenir qu’ont connu les deux gouvernements Louverturien et Dessalinien dans leur application chacun.

Toussaint Louverture et Jean Jacques Dessalines émergent des deux derniers groupes, à savoir les anciens libres et les nouveaux libres (les affranchis et les esclaves). Ils ont eu la responsabilité d’unir ces unités ethniques africaines que le régime colonial a divisé et les former en un seul bloc pour contrer l’idéologie occidentale esclavagiste de l’époque. Leur projet politique national se trouve dans les Constitutions de 1801 pour Toussaint Louverture et de 1805 de Jean-Jacques Dessalines.

La Constitution de 1801 de Toussaint Louverture

Quel est le contexte de l’ascension de Toussaint Louverture et de la proclamation de la Constitution de 1801? Tout d’abord, des mouvements s’opèrent dans les classes respectives. Après la proclamation de la Déclaration Universelle des droits de l’homme et du Citoyen en 1793, le groupement blanc se divisa en deux : les Royalistes et les Autonomistes. Les premiers sont fidèles au système colonial et à la France royaliste, les seconds optent pour une liberté commerciale tout en gardant les liens avec la métropole. Ce qui les entrainèrent dans une lutte sanglante pour le pouvoir en utilisant à la fois les affranchis et les esclaves comme chair à canon. Ces derniers seront immolés sur les intérêts de groupe dominant lorsque les colons royalistes et autonomistes firent la paix.

Ogé qui suivait les événements depuis la France débarque clandestinement dans la colonie sur un bateau américain pour faire valoir par devant l’Assemblée du Cap les intérêts que les deux groupes Blancs et Affranchis de s’unir face à l’esclave. Cette requête non satisfaite conduit ce dernier à s’organiser avec Chavannes avec la fraction mulâtre pour se soulever contre l’ordre colonial. Ce qui leur ont coûté la vie par leur exécution avec la supplice de la roue selon Thomas Madiou.

Le groupe des Affranchis se renforca après cette épreuve par leur leader Beauvais Villate et Pinchinat respectivement dans l’Ouest et le Nord pour l’application du décret du 8 mars 1790 leur reconnaissant la citoyenneté.

Sans que les deux autres groupes ne le sachent, les esclaves se sont aussi organisés avec Boukman lors de la Cérémonie du Bois Caïman les 14 août 1791 pour mettre définitivement un terme à l’esclavage.

Comme résultat, constat fut fait que :
1) l’ordre Colonial est brisé.
2) les puissances esclavagistes belligérantes espagnoles et anglaises font ingérence dans la colonie.
3) la proclamation de l’affranchissement général des esclaves le 29 août 1793 par Sonthonax a définitivement redéfini la carte de la Révolution a Saint Domingue.

C’est à partir de là que Louverture qui combattait dans le camp espagnol fit son revirement. De-là, étant c’est la reconquête des territoires perdus au profit de la France et son ascension vers la gouvernance de la Colonie de Saint-Domingue. Et la Constitution de 1801 fut proclamée. Dessalines fut son lieutenant.

Dans cette Constitution, la France n’est plus métropole mais un État associé. Les esclaves gardent leur liberté. Un régime de travail dur est rétabli et les Blancs qui ont fui la Révolution sont entrés en possession de leur bien. Tout le monde est citoyen francaisv(Art 3). La religion dominante est Catholique (art 6).Tout le monde doit travailler et une réforme agraire est instituée pour sa stricte application. La liberté n’est pas la licence selon Toussaint Louverture qui s’arroge tous les droits et reconnaît à la France seulement la sanction des décisions publiques.

Selon Placide David dans l’héritage coloniale, l’autonomisation de la colonie ne se fait sans heurts car les mêmes pratiques sociales de la Colonie sont conservées. Pour les généraux comme Moïse, c’est de l’esclavage déguisée. Il le paiera de sa vie (Moïse n’a pas participé à l’élaboration de cette Constitution, en plus il n’y avait pas de représentant noir).

Après la mort de Moïse, Toussaint perdit le support des Noirs et il fut trahi par les propriétaires blancs qui ne supportait plus sa gouvernance et qui ont applaudit l’arrivée des troupes expéditionnaires comme réaction de Napoléon Bonaparte face à la proclamation de la Constitution de 1801. Il meurt déporté au fort de Joux le 7 avril 1803. Mais les racines sont profondes et nombreuses et Dessalines mena à terme cette croisade pour la liberté le 18 novembre 1803 et proclama l’indépendance le 1er janvier 1804. La politique de Dessalines se concrétise avec la Constitution de 1805.

La Constitution impériale de 1805

Et les pauvres noirs dont les pères sont en Afrique, n’auront-ils donc rien ? Les terres d’Haïti appartiennent à tous, j’entend qu’elles soient distribuées avec équité. Voilà les propos de Dessalines qui tendent vers l’équité, la justice sociale et la non discrimination raciale. L’Empereur prône l’égalité entre les deux fractions noires et mulatres(art 3), la justice (art 4) la protection et la garantie de la propriété.

Avec la Constitution de 1805, Haïti devient indépendant souverain. Socialement, la Constitution prévoit une rupture face aux pratiques coloniales (art 14).

En somme avec Dessalines, les Haïtiens auraient eu un État qui serait à leur service, qui reconnaît le pluralisme idéologique avec l’article 50 qui n’admet pas de religion dominante. Certes, le travail serait imposé mais avec un régime moins dur que l’esclavage tout en reconnaissant la dignité pour les nouveaux libres. Avec les autres nations, les rapports seront établis sur une base égalitaire. Ces derniers seront conformes aux règles de l’État haïtien (art 25). Tout cela…auréolé par un sentiment de patriotisme pour protéger le nouvel État face à la menace de l’extérieur (art 28).

C’est une Constitution de nature inclusive qui donne la responsabilité à chacun d’agir pour le bien du pays. Dommage que les intérêts de la minorité ont tué l’idéal de la majorité le 17 octobre 1806.

Les généraux noirs et mulâtres ont comploté et tué le rêve d’une nation pour le bénéfice des plantations vacants que l’État Dessalinien voulait rentrer dans le domaine public.

Les régimes Louverturien et Dessalinien sont différents de part leurs objectifs. Quoique certains disent que le second s’inscrit dans la continuité du premier. La différence, c’est que le premier vise la continuité du système colonial dans l’association ce qui fait le dans la mémoire coloniale française le nom de Toussaint L’ouverture y figure.

Cependant, Dessalines, ancien esclave, visait la rupture et un État indépendant et socialiste où l’intérêt de la majorité serait pris en compte.

L’Occident dominateur ne toléra pas une idéologie contraire à la leur. Ce qui justifia l’ombre dressé sur l’image de Dessalines. Un dirigeant sachant gouverner sans son colon est un mauvais dirigeant. Louverture voulait la liberté des noirs… mais sous l’apprentissage d’une civilisation qui ne leur reconnaît aucune liberté. Il a sûrement dû y réfléchir lorsqu’il a avancé comme argument sa couleur peau comme critère de refus de le rencontrer par Napoléon. Ce même Napoléon qui a intimé l’ordre à Thomas Jefferson d’axphysier le nouvel État Dessalinien de 1804.

L’Occident sera sans consideration pour celui qui refusera le vaccin du développement et de la modernité et de la démocratie.

En somme Toussaint Louverture voulait l’automie. La continuité avec un changement dans le statut des nouveaux libres. Il voulait une élite avec le leadership des fractions dominantes du système esclavagiste, surtout avec la fin de la Guerre du Sud en 1801 lorsqu’il permit aux colons de rentrer en possession de leur bien et pardonna ses opposants mulâtres. Louverture voulait lui-même diriger avec le droit de choisir son successeur avec la bénédiction de la communauté internationale dirigée alors par la France. D’où l’envoi à Napoléon la Constitution de 1801.

Dessalines de son côté voulait le changement radical. Un changement avec un peuple métissé qui aura accès aux richesses du pays. Pas de soumission à l’ordre international. C’est l’haitianité qui prime. Jaunes et Vieux, maintenez votre concorde, c’est le gage de votre salut. Il voulait même marier sa fille Celiméne avec Petion rien que pour matérialiser ce désir. Car il savait que c’est cette union qui empêchera l’ingérence. Il fut sacrifié au nom de la suprématie des intérêts de la minorité sur la majorité en 1806.

Quel modèle de gouvernance pour Haïti? La réponse est donnée par le peuple haïtien qui a crié sa dignité durant ces deux dernières années en face du statut de Dessalines au Champs de Mars.

À propos Richecarde Celestin

Celestin Richecarde Juriste-Historien HumanRights Négritude Haïti
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