Nos manifestations peuvent-elles être sources de changement politique ?
Des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Port-au-Prince pour réclamer la démission du président Jovenel Moïse (manifestations du mois d'octobre 2019). Crédit Photo : Rebecca Blackwell

Nos manifestations peuvent-elles être sources de changement politique ?

Temps de lecture : 4 minutes

Dernière mise à jour : 17 janvier 2021 à 10h24

Une protestation pacifique doit être en essence perturbatrice d’une institution civile pour enclencher une répercussion politique.

Article d’opinion

Sous l’instigation de plusieurs secteurs de la société civile, le 10 décembre 2020, plusieurs milliers de citoyens haïtiens ont marché à travers les rues de Port-au-Prince pour exiger le respect du droit à la vie. En commémorant la Journée internationale des droits de l’homme, le leitmotiv de la marche était : « N ap mache pou lavi, pou n rele : Aba kidnapin, Aba kadejak, Aba maspinay ak asasina sou pèp la ». (1) Ce fût une initiative louable et courageuse dans ces temps d’infamie où survivre dans une insécurité innommable est une véritable gageure pour la population dans son ensemble.

Je félicite chaleureusement les organisateurs et participants — quand la nation est en péril, il faut que des femmes et des hommes se mettent debout ! Cette manifestation comme beaucoup d’autres a su exprimer sans nul doute la frustration de la majorité des citoyens et leur insatisfaction générale envers les dirigeants. Toutefois, il serait intellectuellement stimulant de nous questionner globalement sur les bilans de nos manifestations comme instruments stratégiques pour susciter un changement de politique gouvernementale.

Le but ultime de toute protestation pacifique envers un gouvernement — dans ses formes variées de grèves, manifestations, sit-in, contestations et autres — est d’arriver à redresser des dérives de gouvernance, à arracher des concessions du pouvoir ou à implémenter de nouvelles directives gouvernementales. Les soulèvements populaires engendrent de profondes mutations dans la société au sens large.

La manifestation du 10 décembre a réuni un nombre considérable de participants, s’est déroulée sans incidents majeurs et a pu accomplir son parcours comme prévu. Cela peut donc constituer un succès en tant que tel, principalement à Port-au-Prince et aux Gonaïves. Mais au-delà des frustrations extériorisées, des invectives « piman bouk » lancées au gouvernement, des mises en garde exprimées pour des revendications justes et légitimes, aucun levier de pressions face au gouvernement ne semble avoir été imposé. Donc, aucune demande sine qua non n’a été émise pour être négociée, aucun rapport de forces ne s’est établi. Et c’est bien là que le bât blesse dans la productivité de nos manifestations en général.

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Pour être efficace, une protestation pacifique doit être en essence perturbatrice d’une institution civile pour enclencher une répercussion politique. D’une étude socio-politique sur les stratégies utilisées dans les manifestations, il est notable de souligner que : « La violence populaire est indéniablement l’une des multiples formes de contestation possibles, voire l’une des plus grossières, car elle enfreint les règles mêmes qui fondent la société civile ». (2) C’est donc pourquoi je crois résolument à la vertu d’une contestation pacifique. Pour arriver à ce but d’efficacité, il faut énoncer dans les préparatifs d’une manifestation des demandes politiques claires et nettes pour obtenir des résultats aisément identifiables.

Par exemple, lors de cette manifestation du 10 décembre, demander entre autres de façon globale une lutte sans merci contre les gangs, la fin des kidnappings, la protection des vies et des biens, la garantie de la libre circulation des citoyens, est certes crucial mais il sera difficile d’évaluer spécifiquement les résultats sans raffiner les requêtes.

La Police en premier, suivi du Conseil supérieur de la police nationale (CSPN) et du Premier ministre pourra toujours nous assurer qu’ils font tous de leur mieux pour satisfaire ces doléances.

Et ainsi, ces institutions continueront à nous dire laconiquement : « N ap travay pou n redui kidnapin ak kadejak, plase tout malfektè nan prizon oubyen voye yo nan simityè… ». Le président lui-même pourra également continuer à nous faire cette fameuse promesse haut en couleur : « M ap mete lame D ayiti nan bounda yo ! ». Ces demandes peuvent être certes populaires et souhaitables par beaucoup mais sont insatisfaisantes comme réponses politiques pragmatiques. Il faut hisser la barre des demandes beaucoup plus haut. Il faut créer la pression politique pour produire des résultats visibles.

Le succès d’une manifestation doit exiger des réponses institutionnelles ou gouvernementales à la hauteur des mobilisations. Mais en premier lieu, il faut suggérer ces réponses. Pour y arriver, face à l’insécurité par exemple, nos experts en sécurité de la société civile avec la contribution des partis politiques de l’opposition pourraient formuler, dans des « think-tanks » ou ateliers de travail, une liste de priorités sur laquelle le gouvernement muni de ses propres stratégies devrait considérer pour se mettre immédiatement au travail. Il serait également nécessaire apriori d’inviter la population et les ressortissants de la diaspora à discuter des idées et suggestions dans des débats universitaires, des conférences, des émissions médiatiques ou autres. La sécurité nationale est l’affaire de tous les citoyens !

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Ce processus devrait se faire dans un laps de temps très court puisque la situation sécuritaire est intenable. Une rencontre avec le CSPN pourrait être sollicitée par un comité représentatif de partis politiques et de la société civile pour entrevoir ensemble ce qui est réalisable avec les moyens financiers du gouvernement.

Ce serait une possibilité de créer une stratégie globale où le gouvernement ne serait point isolé pour affronter seul le défi sécuritaire. Si le gouvernement résiste à toute coopération ou traine à donner des résultats probants, une manifestation ou une autre forme de protestation civile s’avérerait nécessaire pour exiger de telles stratégies. Ainsi s’établirait la négociation politique.

Il serait alors possible entre autres de réclamer des actions concrètes du pouvoir telles une augmentation dramatique des fouilles policières de jour comme de nuit ; une multiplication des incursions surprises dans les fiefs des bandits de toutes les zones de non-droit ; l’arrestation et le prompt jugement des chefs de gang, des kidnappeurs, des trafiquants d’armes et de munitions illicites, des assassins et surtout des auteurs intellectuels criminels qui manigancent dans l’ombre. À cette jonction, l’ambition des avancées démocratiques pourrait se faire méthodiquement et stratégiquement entre pouvoir-opposition-société civile dans un jeu d’échecs politique où les intérêts de la nation doivent sortir gagnants. La Police nationale et l’armée ont récemment fait le premier pas dans ce chemin ardu pour renforcer la sécurité et doivent être encouragés à continuer cette valeureuse collaboration.

Patrick André

Références :
(1) Le National : « La société civile a marché pour le respect du droit à la vie en Haïti », 14/12/20
(2) www.cairn.info: : « Les mouvements populaires. Pourquoi ils réussissent, comment ils échouent » – de Richard Andrew Cloward, Frances Fox Piven. Traduit de l’anglais par Damien Guillaume, Marie-Blanche Audollent.
(3) Le Nouvelliste : « Jovenel Moise annonce le commencement de la bataille contre l’insécurité dans la vallée de l’Artibonite », 04/09/20

À propos Patrick André

Je suis Patrick André, l’exemple vivant d’un paradoxe en pleine mutation. Je vis en dehors d’Haïti mais chaque nuit Haïti vit passionnément dans mes rêves. Je concilie souvent science et spiritualité, allie traditions et avant-gardisme, fusionne le terroir à sa diaspora, visionne un avenir prometteur sur les chiffons de notre histoire. Des études accomplies en biologie, psychologie et sciences de l’infirmerie, je flirte intellectuellement avec la politique, la sociologie et la philosophie mais réprouve les préjugés de l’élitisme intellectuel. Comme la chenille qui devient papillon, je m’applique à me métamorphoser en bloggeur, journaliste freelance et écrivain à temps partiel pour voleter sur tous les sujets qui me chatouillent.
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