© Novak Archive | Le président Clinton et Jean-Bertrand Aristide au bureau OVAL le 6 décembre 1993.

CHRONIQUE | Haïti, au-delà du réel (3/3) : Les politiciens sont téléguidés 

Temps de lecture : 3 minutes

Dernière mise à jour : 16 juillet 2019 à 12h41

Après la mort de Christophe et de Pétion, Boyer est réputé pour avoir unifié le pays, l’île entière, et pacifié la Grande-Anse. Et encore, il a contribué dans la tentative de fonder l’État avec la promulgation d’un ensemble de codes (code civil, code du commerce). Mais au final, il a eu un bilan fade, ce qui a favorisé le triomphe de la « révolution de 1843 ». Et qui laisse émerger la figure de Rivière Herard. Ce dernier a mis en veilleuse la constitution qui charrie les revendications des différents secteurs impliqués dans la révolution. Immédiatement après sa brève présidence, de nouvelles figures utilisées par les anciens boyeristes ont investi le palais national. C’est la période dite de « la politique de doublure ».

En fait, la politique de doublure consiste en l’utilisation d’un ensemble d’individus analphabètes qui ont des liens de proximité avec le peuple au plus haut sommet de l’État, dans le souci de les diriger à leur fin. Cette période est le début de la transformation du champ politique en un espace de médiatisation (Saint-Armand, 2017). Dans son essai « La tyrannie de l’insouciance », le sociologue Saint-Armand montre que la société haïtienne est fondée sur une inégalité exponentielle entre les deux classes sociales. Et cette inégalité se maintient et résiste aux mouvements sociaux, grâce à un espace qui sert de régulateur à la société qu’il appelle « espace de médiatisation ». Le champ politique (tout comme les médias, la religion, l’université entre autres) est donc un des organes de cet espace.

Ce dit organe, dont la principale mission est d’étouffer la masse et de favoriser l’émergence des nantis, arrive à créer deux espaces d’expériences. L’une pour la masse, qui ne mérite pas d’être vécue, à moins d’avoir du « fyèl ». L’autre pour la bourgeoisie « parasite » ; en lui procurant tous les avantages, tout le bien-être nécessaire. En effet, l’Ayiti de la bourgeoisie n’est pas celle de la masse. Cela justifie bien la formule : « Ayiti pa m nan diferan ».

Chacune veut/peut éliminer l’autre ; du moins, la bourgeoisie appauvrit la masse, à son tour, la masse peut appauvrir la bourgeoisie. Contre cette possibilité de tout perdre, cette classe parasite et démophage instaure un système de régulation, laissé sous le contrôle d’un groupe d’avares et de mercenaires issus de la classe dominée : les politiques.

Le champ politique haïtien devient [à ce moment] le théâtre des désirs économiques des élites. Chaque politicien est un clown, un avatar d’un ou de plusieurs « boss ». Le peuple, étant spectateur, paie pour ce spectacle médiocre qui suscite fort souvent le rire, et parfois, la colère. Le souci premier de toute décision politique, de toute politique, est de créer un espace d’enrichissement pour les nantis. Aujourd’hui, les exemples sont nombreux : la karavàn chanjman, l’électrification au moyen des lampadaires, l’affaire de kits scolaires. En effet, les conflits politiques sont les ombres des conflits économiques.

De fait, l’État haïtien n’a pas failli à sa mission. Il arrive à accomplir sa [seule vraie] mission de régulateur des inégalités entre les classes sociales. Ainsi, il enferme la masse dans des espaces démophagiques, sans perspective d’avenir, attendant sa mort douce, si elle reste passive et sa mort violente si elle se plaint.

Sortir de cette fatalité exige un véritable mouvement social. Que la masse assume sa responsabilité ! Car, le cri du peuple fait trembler le système. Deux secondes d’action collective peuvent tout chambarder.

Micky-Love Myrtho Mocombe

Références bibliographiques
Abadie, D. (2014). Ce qui fait la « race nègre ». Note de lecture de Critique de la  raison nègre d’Achille Mbembe. Thinking Africa.
Balibar, E. (2005). « La construction du racisme », Actuel Marx. 2 (n° 38), p. 11-28.
Batamack, E. (2014). « Achille Mbembe. Critique de la raison nègre », Afrique contemporaine. 1 (n° 249), p. 131-133.
Fanon, F. (1952). Peau noire et masques blancs. Paris : Seuil.
Gobineau, A. (1967). Essai sur l’inégalité des races humaines. Paris : Pierre Belfond.
Labelle, M. (1987). Idéologie de couleur et classes sociales. Montréal : Presse Universitaire de Montréal.
Mbembe, A. (2013). Critique de la raison nègre. Paris : La Découverte.
Moïse, C., « Les théoriciens du mouvement révolutionnaire haïtien et la formation sociale haïtienne : étude d’un cas », Nouvelle Optique (5), 1972, p. 119-142.
Saint-Louis, R. A. (1970). La Présociologie haïtienne ou Haïti et sa vocation nationale. Montréal : Leméac.
Saint-Méry, M. (1958). Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle de Saint-Domingue. Paris : Librairie Larose.
Taguieff, P-A. (dir.). (1993). Face au Racisme. Paris : La Découverte.

À propos Micky-Love Myrtho Mocombe

Je suis étudiant en master sociologie à l’Université Paris-Saclay. Je suis blogueur, rédacteur à Balistrad.
x

Check Also

Morts, martyrs, victimes : sens et usages des morts dans les mouvements populaires en Haïti

Le philosophe Edelyn Dorismond, dans un entretien, relève une passion ...

Share via
Copy link