Yves Jean-Bart
Joseph S. Blatter (à gauche) et Yves Jean-Bart (à droite). Rencontre après le terrifiant tremblement de terre du 12 janvier, un mardi 9 février 2010. | Crédit Photo : Foto-net / FIFA.com

#PaFèSilans | Affaire Jean-Bart : le patron de la FHF contre-attaque et s’embourbe

Temps de lecture : 5 minutes

Dernière mise à jour : 19 juillet 2020 à 14h45

Le président de la Fédération haïtienne de football (FHF) Yves Jean-Bart, alias « Dadou », est accusé d’abus sexuels sur des jeunes joueuses, a révélé The Guardian. Dans un article émanant d’une enquête, le quotidien britannique fait l’état d’une série de crimes sexuels, survenus au Centre Goal FIFA de la Croix-des-Bouquets.

En revanche, Yves Jean-Bart a publié un communiqué pour rejeter les accusations, qu’il considère comme un dossier monté de toutes pièces pour destabiliser la FHF ; et comme « un nouveau coup dur porté au football d’Haïti ».

Yves Jean-Bart et la FHF deviennent une seule chair

Si le communiqué est signé [uniquement] par Yves Jean-Bart, il a toutefois utilisé les identifiants de l’institution dont il est le patron. Ce comportement, qui interpelle plus d’un, pose le problème de la personnalisation du pouvoir, cette tendance qu’ont des titulaires des rôles d’autorité à se présenter ou se comporter comme une personne symbolisant ou incarnant l’institution[i].

Plusieurs internautes, d’ailleurs, le dénoncent. C’est notamment le cas de l’activiste Emmanuela Douyon (sur Twitter) : « Le président de la fédération [haïtienne de football, NDLR] est soupçonné, qu’il se défende! En aucun cas, il ne doit s’arroger le droit d’instrumentaliser la Fédération pour protéger et défendre sa personne. La Fédération, son identité visuelle, sa réputation ne doivent pas être traînées dans cette sale affaire » [sic].


Souvent reproché pour ce comportement, le septuagénaire, six fois élu à la tête de la FHF n’est pas le seul dirigeant qui incarnerait une institution dans le pays. Ce phénomène est beaucoup plus courant dans le champ politique [ii], et frappe plusieurs partis politiques haïtiens (Lavalas, Pitit Dessalines, etc.).

Des organisations des droits humains exigent une enquête

Plusieurs organisations œuvrant dans le domaine des droits de l’homme ou/et de la femme exigent une enquête sur ce dossier. Dans une note de presse datant du 2 mai 2020, l’Office de la Protection du Citoyen demande aux instances concernées de diligenter une enquête autour de l’affaire.

SOFA et Kay Fanm, tout en prenant acte de l’accusation, s’attardent un peu sur une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux, suite à la publication de l’article de The Guardian. Dans cette vidéo tournée lors d’une interview, on voit une jeune joueuse et Dadou Jean-Bart assis côte à côte et ce dernier garde sa main sur l’épaule de l’adolescente durant tout l’entretien.

« Ces faits [l’enquête de The Guardian et la vidéo, NDLR] ont scandalisé et ont créé le sentiment pour tout un chacun qu’il n’y a aucun code de conduite ni de principes de protection réglementant les rapports entre les mineures placées sous l’autorité de dirigeants de la fédération […] » s’indignent SOFA et Kay Fanm.

La démission du président de la Fédération haïtienne de football (FHF)

Plus loin, ces organisations de défense des droits de la femme estiment que : « M. Jean Bart a prouvé son incapacité à porter les rêves de notre jeunesse avec dignité […] ». Par conséquent, elles exigent, entre autres, la démission de l’accusé.

C’est également la position de “enpaK”, une organisation locale, sans but lucratif, basée sur les droits humains. Tout en exigeant qu’une enquête soit menée « dans le strict respect des standards en matière de protection de l’enfant » [sic], enpaK recommande que Yves Jean-Bart soit mis à l’écart durant le temps de l’enquête.

Nombreuses autres personnalités et organisations exigent la démission de M. Jean-Bart et qu’une enquête soit menée par les autorités judiciaires du pays. À première vue, l’intéressé ne semble pas de cet avis. D’ailleurs, démissionner pour incapacité, bêtise ou scandale n’est pas haïtien, semblerait-il. Les cas de Jovenel Moïse, Gamall Augustin, entre autres, en témoignent.

Théorie du complot et discours victimaire

Par ailleurs, Dadou Jean-Bart tient un discours victimaire [iii], se présentant comme une victime d’un complot orchestré par ses « détracteurs ». Ainsi, il écrit dans son communiqué : « Les détracteurs de Monsieur Yves Jean-Bart […] après avoir tenté vainement de le renverser pendant 20 ans avec des accusations de corruption, reviennent à la charge, cette fois-ci en s’adjoignant des collaborateurs étrangers […] ».

En effet, l’accusé annonce que les avocats de la FHF travaillent pour introduire une action en justice « contre les détracteurs nationaux et leurs collaborateurs étrangers ». Il s’en prend également à l’un des auteurs de l’enquête qui, selon lui, est à la manière d’un anarchiste « ne supportant pas l’autorité établie et qu’il considère toujours comme illégitime […] ».

Ce discours complotiste et victimaire est également partagé par certains observateurs. Ils pensent qu’il s’agit effectivement d’un complot visant à déstabiliser le football féminin haïtien qui connait actuellement des beaux jours, avec des joueuses classées parmi les meilleures du monde. Dans cette même perspective, plusieurs jeunes du centre de formation de la Croix-des-Bouquets ont manifesté leur soutien à leur président, tout en dénonçant une campagne de dénigrement contre leur personne.

Crimes sexuels en Haïti

« Abus sexuels sur mineur » ne constitue pas encore une véritable « question sociale » en Haïti, dans le sens de Robert Castel [iv]. Pourtant, plusieurs scandales de ce genre ont déjà secoué le pays. On peut retenir l’Affaire Douglas Perlitz qui, en 2010, a plaidé coupable d’avoir abusé sexuellement d’au moins huit enfants âgés de plus de 10 ans [v] ; ou encore le scandale impliquant l’ONG britannique Oxfam dans une affaire d’abus sexuels en 2018[vi].

Des milliers de mineurs en Haïti sont victimes d’abus sexuels. Une (1) femme sur quatre (4) et un (1) homme sur cinq (5) en Haïti ont subi au moins un incident d’abus sexuels avant l’âge de 18 ans, et ceux, par un adulte membre de la famille ou des autorités[vii]. De plus, avant l’âge de 18 ans, près de 4 % des femmes et 7 % des hommes ont reçu de l’argent, de la nourriture, des cadeaux ou d’autres faveurs en échange d’acte sexuel[viii].

Ces chiffres montrent que ce phénomène est très courant dans le pays. Des milliers d’autres femmes et hommes sont violés, harcelés, agressés, abusés chaque année en Haïti. La majorité de ces crimes sont passés sous un silence total. Et si tout explosait ?

À rappeler, pour l’instant M. Jean-Bart est un accusé, il revient à la Justice de décider s’il est coupable ou pas : et pas à nous !

_____________
[i] Badie, B., et Gerstlé, J. (1979). Sociologie politique. Paris : Presses Universitaires de France. doi:10.3917/puf.badie.1979.01.
[ii] Enriquez, E. (2007). Clinique du pouvoir : Les figures du maître. Toulouse : ERES. doi:10.3917/eres.enriq.2007.01.
[iii] Sarthou-Lajus, N., et Rechtman, R. (2011). Enquête sur la condition de victime. Études, tome 414(2), 175-186. doi:10.3917/etu.4142.0175.
[iv] Castel R. (1995). Les Métamorphoses de la question sociale. Paris : Fayard.
[v] Saint-Pré, P. (2019, 29 janvier). Abus sexuel sur mineurs en Haïti : une entente de 60 millions dollars proposée par des Jésuites américains. (2020). Le Nouvelliste. https://lenouvelliste.com/article/197592/abus-sexuel-sur-mineurs-en-haiti-une-entente-de-60-millions-dollars-proposee-par-des-jesuites-americains
[vi] Petite, S. (2018, 19 février). Abus sexuels en Haïti : la tardive transparence d’Oxfam. Le Temps. https://www.letemps.ch/monde/abus-sexuels-haiti-tardive-transparence-doxfam
[vii] Centres de prévention et de contrôle des maladies. (2014). Enquête sur la violence contre les enfants en Haïti. République d’Haïti.
[viii] Op. cit.

À propos Micky-Love Myrtho Mocombe

Je suis étudiant en master sociologie à l’Université Paris-Saclay. Je suis blogueur, rédacteur à Balistrad.
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