Compère Général Soleil : Le message communiste ou lumière de la plèbe

Temps de lecture : 9 minutes

Dernière mise à jour : 11 octobre 2019 à 15h50

Vendredi Jacques fait sa route sur Balistrad. Ce texte expose une présentation et analyse de l’oeuvre capitale de Jacques : Compère Général Soleil. À noter que l’écrivain a aussi fait publier : Les arbres musiciens (1957) ; L’espace d’un cillement (1959) et Romancero aux étoiles (1960).

Retour biographique

Jacques Stéphen Alexis était quelqu’un de sympa, souriant, intelligent, surtout séduisant pour répéter ses anciennes épouses. Dans une lettre adressée à sa fille Florence, il écrivait: « N’oublie jamais qu’un être humain c’est avant tout une intelligence. Quand on laisse dormir l’intelligence, elle se rouille comme un clou, et puis on est méchant sans le savoir. » Ce qui prouve sa sensibilité de père responsable et de bon conseiller. Pour ses idéologies politiques, Jacques voyageait à travers le monde, pour rencontrer des leaders et révolutionnaires communistes comme Mao Tse-toung (Chine); Fidel Castro (Cuba); etc. Jacques était communiste, cette idéologie est d’ailleurs très exprimée dans Compère Général Soleil. Encore plus, il était membre du parti communiste haïtien. Jacques était un personnage multiple incernable, brillant dans tous ses aspects.

Le roman

L’oeuvre est publiée en 1955 chez Galimard, à son retour en Haïti, sous le général Paul Magloire.

Hilarion Hilarius, le héros de Compère général Soleil était couché tranquillement, fixant un trou au dessus de sa tête, dans la tôle. Timidement son problème prenait de la place. Le nègre vient d’avoir une guerre dans le ventre ; il avait un « grand goût » Ce « grand goût »le chassait hors de chez lui, pendant que la nuit respirait fort. Hilarion ne savait pas ce qu’il allait faire plus tard.

« Hilarion était foutre dehors ! Poussé par la faim, le grand goût, comme une bête, Hilarion était dehors ! Gens de bien, gens « comme il faut », bons chrétiens qui mangez cinq fois par jour, fermez bien vos portes : il y a un homme qui a grand goût, fermez, vous dis-je, mettez le cadenas, un homme qui a grand goût, une bête est dehors… »

Le nègre, musclé, bien portant, s’approche de la maison d’un riche, et voit une petite lumière. Il pénètre et prend un portefeuille en cuir pour sortir en vitesse. Mais la nuit sera coupée en deux par un siflet et les torches sur son visage, et les cris pour traquer le voleur. Hilarion est arrêté, battu et jeté en prison. C’est en prison qu’il fait la connaissance de Pierre Roumel, un militant communiste, emprisonné pour ses convictions politiques. « Tu veux savoir ce que nous avons dit ?… Qu’on respecte celui qui travaille. Qu’on lui donne de quoi vivre avec sa famille. Qu’on lui garantisse du travail. Qu’il ait le droit de défendre ce travail. Que la majorité des citoyens fassent la loi dans ce pays ; et puisque ce pays ne vaut que par ses travailleurs, qu’ils prennent la direction des affaires, dans l’avenir qu’une nouvelle république naisse, où il n’y ait place que pour les travailleurs… »

Roumel allait l’endoctriner et lui proposait de l’aide pour sa vie après la prison. C’est ainsi que Hilarion comprend pourquoi le peuple souffre, pourquoi la grande majorité est privée de tout, Hilarion est communiste. Dans la suite, effectivement Hilarion allait trouver du travail à sa sortie comme promis et sa vie prenait une autre tournure. Il rencontre Claire Heureuse, qui sera sa femme, la mère de son enfant, avec qui il allait connaître des bons et des mauvais jours. Il rencontre aussi le docteur Jean Michel, qui partage aussi l’idéologie communiste, qui comptait beaucoup sur Hilarion, pour le rêve communiste en Haïti . D’ailleurs sous l’influence de Jean Michel, il fréquentait une école communiste. Mais hélas, trop de malheur pour Hilarion, qui a perdu son travail et sa maison qui était brûlée. Il a dû partir pour la République Dominicaine. Sa lettre à son ami Jean Michel, déjà emprisonné:

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« Mon cher Jean-Michel,
La vie est bien drôle. Ne te fâche pas que je sois parti. Ça m’a pris comme ça, d’un seul coup. Le feu avait brûlé la maison, j’avais perdu mon travail, tu n’étais pas là. Alors j’ai fait la seule chose qui semblait nous rester. Pas pour nous, mais pour le petit enfant qui n’avait pas demandé à venir sur la terre, et qui allait arriver… Tu comprends… »

En République Dominicaine, Jacques coupait la canne pour gagner quelque-chose et s’occuper de sa famille. Désiré était né et Hilarion coupait la canne. Mais comme les malheurs ne viennent pas seuls, Sen Domeng réservait bien des surprises. Une chasse aux haïtiens était ouverte suite à des évènements. Ils devaient quitter au plus vite le pays, Hilarion et sa famille. En route pour le retour au pays natal, la famille du nègre va croiser les plus dures des réalités.

« – Je n’ai plus de lait, regarde, l’enfant ne tète plus que du sang. »

Un évènement en plus, Hilarion est obligé de tuer un officier et son acolyte pour sauver sa peau et celle de sa famille en République Dominicaine: « C’était moi ou eux … » disait-il . En cours de route, le bébé était transporté sur une chienne et Hiliarion soutenait Claire Heureuse, déjà trop affaiblie par les évènements. Brusquement, attaqués par des chiens, Hilarion a dû se battre durement comme une bête.
Malheureusement, son enfant sera mordu et le lendemain Désiré perdra sa petite vie froidement. La famille à l’enfant mort est le titre de la quête actuelle de la vie. C’est en traversant la rivière Massacre que des gardes-frontière dominicains ont ouvert le feu sur l’enfant mort, porté par Hilarion, Claire, Hilarion et la chienne. Silence… Hilarion a froid, baignant dans son sang. Claire le rappelle doucement, amoureusement, Hilarion murmure

« Claire…
Je te vois encore, Claire, dit-il, doucement. Je me sens bien, il y a comme une douceur dans tout mon corps, je me sens léger, je me sens comme si je flottais dans l’air… C’est le soleil ! Le jour ne devait-il pas venir ? »

« Le soleil ne m’a jamais manqué… »
« … La grande vérité, c’est que le soleil d’Haïti nous montre ce qu’il faut faire. Pierre Roumel, Jean-Michel, Paco, tous les autres sont arrivés à comprendre ça. Moi, je n’ai pas voulu comme eux devenir soldat dans l’armée du Général Soleil, j’ai cru partir très loin, pour échapper à la misère et ce sont encore les hommes du Compère Soleil qui ont dû me ramener ici… J’ai toujours été un nègre à la tête dure, un » nègre mauvais, un nègre raisonneur !… » Le soleil, la vérité, l’idéologie communiste, la lutte pour les masses…

« Il s’affaissa, lâcha quelques souffles courts, ses yeux tournèrent vers l’orient, puis vers les étendues interdites, en deçà desquelles palpitaient les villes, les villages et les champs de la terre d’Haïti, le domaine de « d’Haïti Tomas ». Il ferma les yeux et sourit. » Hilarion est mort, Claire est maintenant seule, enfin avec l’enfant mort et la chienne.

Le réalisme merveilleux dans l’oeuvre Jacques Stéphen Alexis

Le roman chez Jacques est un miroir que l’on traîne le long d’un chemin, comme la version de Stendhal du roman réaliste au XIX ème siècle. Ce roman de Jacques prend en compte l’urgence de l’époque et les réalités sombres, invisibles de la masse populaire. C’est une radiographie de la société dans une histoire inventée, voilà le réalisme merveilleux de l’écrivain. Le cas de Hilarion reflète le cas de beaucoup de nos jeunes gens. Jacques est naturellement psychologue et humaniste, comment peut-il avoir toute cette considération positive, inconditionnelle de la personne humaine ? Il retrace dans le roman, la grande misère du peuple, de la masse surtout et aussi son idéologie communiste, pour lui qui est idéale. Quelque-chose d’attirant dans ce roman expose la belle réalité du vaudou haïtien et invite à des relectures affilées. C’est une scène où on donne le manger des anges:

« Aïe, saints loas d’Afrique à nous ! Regardez vos enfants. Ils ont crié et personne ne leur a répondu. Ils ont demandé la pluie et le soleil est arrivé. Ils ont crié jour et nuit et la misère s’est de plus en plus agrippée à leurs corps. Ils ont lutté pour que la terre accouche d’une marmaille de fruits et le vent a ri dans les feuilles séchées et la poussière des jardins. Leurs os n’ont pas cessé de leur faire mal. Alors, saints loas d’Afrique, alors Maître des carrefours, alors hagoun Ba-lindjo, alors Pétro Zandor, et vous tous ses frères et soeurs de Guinée, vos petits se sont retournés vers vous. »

« Oh ! toi, Ti-Jean-Pétro, moi-même Général Ti-Mouché, je nomme ton nom. »

« Pétro Zandor, moi-même Général Ti-Mouché, je nomme ton nom. »

« Et vous, Congo Savanne,
« Vous, Kita Chèche,
« Vous tous,
« Marinette,
« Ti Jean Pied Fin,
« Général Brisé,
« Antoinette Zauban,
« Brisélia Brisé,
« Brisé Jonquille,
« Brisé Macaya,
« Aie Guéde l’Orage !
« Envoyez tous vos petits anges dans la case de votre enfant Carridad. Faites, ô nos morts de Guinée, faites que les hommes ne hèlent plus comme les chiens dans la nuit.

« Aïe, Oiseau Malfraisé de papa Pétro, chante dans les chemins devant les petits anges qui viennent aujourd’hui dans cette case. »

« Aïe, papa Pétro, tu es avec tous les loas le protecteur de nous tous ici. Demain nous nommerons ton nom avec celui de ta sur Erzulie Mapian. Aujourd’hui laisse passer les petits anges. Ago Yé ! »

« Maître des carrefours, chassez les satans aux oreilles noires de Guinée, laissez passer les petits anges. Ago Yé ! »

« Les anges viennent laver la malédiction qui pèse sur la terre avec la rosée du ciel. Ago Yé ! »

« Nous égrenons le maïs, nous égrenons les pistaches, nous semons les dragées. Nous avons rempli les couis neufs, nous avons coupé le giraumont-caïman , nous avons apporté l’igname siguine, nous avons posé le couteau au manche blanc, le coq rouge, l’assiette blanche, les deux fers à cheval… »

« Aïe, les saints de Guinée… »

Enfin, Jacques décrit avec mauvais goût la politique de son époque, montrant la bassesse de nos politiciens:

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« En politique, il faut savoir tout embrasser, même le cul d’un cochon. »

Son réalisme merveilleux est national, on le comprend bien dans la lettre qu’il a adressée à ses amis peintres, dans laquelle il leur dit que l’oeuvre doit peindre la vie haïtienne, les joies et misères et la couleur locale. Jacques veut être utile, réaliste, directe pendant qu’il conserve tout de même toute sa dimension artistique.

Un déterminisme social: Hilarion s’est défendu

Le vol, moralement, n’est pas une bonne chose. Voler, c’est se salir en quelque sorte et perdre une valeur aux yeux de la société. Sans trop anticiper, ce sont les vols du bas peuple qui sont diabolisés de la sorte. En Haïti, au niveau de l’État et de l’élite bourgeoise, le vol peut être vu comme une normalité depuis très longtemps. Hilarion avait un « grand goût » dans son ventre et il a volé chez un riche. Pourquoi chez un riche ? Hilarion a volé chez un riche sans avoir les connaissances de classe sociale, de mouvement social, etc. Peut-être parce qu’il pensait que l’endroit est étranger au bas peuple. N’est-il pas révoltant que quelques personnes vivent dans la grande opulence pendant que la grande masse n’arrive pas à manger ? Hilarion, si on comprend bien, est en état de nécessité , un état lié à une causalité.
Combien d’autres « Hilarion »ne sont pas mentionnés dans le texte ? La critique qu’on arrive à formuler, c’est que les actions individuelles contre l’ordre établi ne mènent à rien. Donc, Hilarion n’avait pas encore la connaissance du collectif.

La langue dans le roman de Jacques

« Le grand goût » de Hilarion,
les « pieds-bois » courent avec lui, les pieds-bois dansent.
« Ouoille !… Ouoille !… Ouoille !…
Ouoille oille oille !
Fanme nan, ô.
Ouoille !… Ouoille !… Ouoille !…
Ouoille oille oille !
Fanme nan, ô.
Fanme nan cuitte yioun pois congo.
Zandolite vette tombé la dan’,
Zandolite vette tombé la dan’,
Ouaille ô !
Fanme nan ô !… »

« Hilophène, maman pas là, vini m’palé ou !
Hilophène, maman pas là, vini m’palé ou…,
Adieu Lophène, Lophène, vin’ ouiti’m’ ! »

« Mais nous sommes tous des nègres de Guinée, c’est le fer qui coupe le fer »

« Zombi mann-manan…
Oui, roi…, reprirent-ils en choeur.
Zombi Mann-manan…, chanta un deuxième.
Oui, roi…
Quimbé ti poulette…, criaient-ils.
Baille yo…, répondait le fuyard.
La bassette court.., chanta une petite fille.
Baille yo…, cria le choeur.
– La bassette sauvée…, chanta un petit garçon.
Baille yo…
Zombi mann-manan.
Oui, roi… »

La langue, dans le discours rapporté chez Jacques, est haïtienne, les registres, les vocabulaires; tout rappelle Haïti. C’est un français simple, décolonial, libre qui dépasse les singeries du français France. L’histoire est bourrée d’émotions de toutes sortes. Hilarion nous donne un autre angle d’analyse, peut-être sociologique de l’être en difficulté, du pays en difficulté. Vivre est si difficile dans un pays où la masse est coupable d’avance. C’est une histoire de quête de la vie, de courage, d’envie de vivre, d’expérience, de maturité. Mais c’est aussi une histoire d’amour entre Claire et Hilarion, comme l’histoire entre Anaïse et Manuel. Cette lecture renvoie à quelques similarités avec Gouverneur de la Rosée de Roumain. Le soleil et l’eau comme principes fondamentaux. Le peuple doit triompher, la masse ouvrière doit pouvoir vivre humainement et dignement. Vive Jacques Stéphen Alexis !

Pascal Apollon

À propos Pascal Apollon

Je suis Pascal Apollon, écrivain, poète, slameur, critique littéraire, responsable de la communication et des relations publiques à la société du samedi soir, présentateur d’émission et psychoéducateur stagiaire à Foyer Lakay (Faculté de psychoéducation du Campus Henry Christophe de l'Université d’État d’Haïti à Limonade). J'ai trois livres publiés en Haïti et en France, entre 2016 et 2018: J’aurai peut-être dix-huit ans ; Tche wòb Valantin et Grog, ''l'isolement'' . Je vis au Nord, plus précisément entre le Cap-Haïtien et Limonade.
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