J’AI RÊVÉ
J’ai rêvé de ta nudité
un seul rêve brise les limites
qui séparaient l’homme de l’amour
je déchire les croix de haillons
qui me liaient les mains
au milieu des nuits de la mort
dans la mer (mère de tout désir)
j’ai semé la retaille de mon miroir brisé
pour découvrir au large mon lieu de vérité
j’arpente ton regard
où la vie n’a jamais de fin
tu m’as fait don d’amis partageant mes folies
le garçon au cœur rond qui habite la lune
Tézin*, mon vieux copain qui sait aimer mieux que
nous tous
J’ai bâti
pour t’attendre
une ville d’avant-jour sans marchand ni ferraille
Pour qu’à la fin des fins
femme de révolte et de jasmin
tu gardes ton pouvoir sur mes commencements
Chaque jour je parie qu’une lumière secrète éclaire
les fonds marins
Ma mise est une toupie de terre
qui danse folle sur la mer
La nuit je rentre dormir dans tes mains
Tu m’apprends à parler yanvalou
à monter à vélo sur le dos des nuages
J’habite les mots de ta bouche
Toutes mes lampes éteintes s’allument dans tes mains
LE MÊME OISEAU
le même oiseau meurt et renaît
ta voix abritant son silence
le même oiseau de turbulence
a posé dans ta main
l’innocence protégée des soleils
paix sur les morts et sur les saisons sèches
paix sur les mers et les vivants
le même oiseau-voyage
renouvelle chaque fois
la promesse de ses ailes
dans ton rire qui ne finit pas
VERS MOI-MÊME
ici les choses changent
et je retourne dans moi-même
donneur et receveur j’encourage ma propre mendicité
ma poterie du dimanche où je ne gagne jamais
je n’aime pas mon côté gauche
c’est pour ça que la chair commence à pourrir
le côté droit pourrit pareil
ainsi homme dénaturé
je puis être sans trop d’efforts un chapeau
ou un réceptacle
un malade quand j’ai à faire
une larme quand j’ai sommeil
la nuit me donne pleins pouvoirs
de me transformer en iguane
ou en candélabre
enfin
quelque espèce bâtarde
difficile à comprendre
à aimer
mon ombre dégoûtée de moi s’en est allée mourir
en mer
je suis seul avec mes querelles
parfois
je pars à sa recherche avec des hommes de ma race
riches de coquillages
d’eczémas
de pustules
de navires sans mâts
à coque de papier
et de douleurs malingres
impossibles à soigner.
ce que je hais dans ce que j’aime
c’est ce vide au creux de mes mains.
mais ce jeu dérangé la nuit
je le reprendrai au matin
une fois de plus
comme un obscur
en travailleur infatigable
je réinventerai cette femme qui ne me sourit
que de dos
après ses rendez-vous d’affaires
ce monstre absent
qui survivra à ma carcasse d’oiseau marin
aussi je laisse au vent ma plus belle création
l’image de la mort
vers laquelle je consacrerai désormais mon énergie
et mes efforts
mi fantôme
mi charlatan
je rentre seul avec moi-même
de ces villes imaginées
où les fillettes avaient bon cœur
et les oiseaux belle vieillesse
vivre parmi les éclopés.
Présentation de l’auteur du texte
Lyonel Trouillot est né en 1956 à Port-au-Prince. Professeur de littérature, il
contribue à différents journaux et participe activement à la vie culturelle haïtienne, tout en construisant une œuvre littéraire de premier plan. C’est avec mains qu’on fait chansons est sa première anthologie poétique parue en France, elle couvre trente ans d’écriture poétique. On y retrouve sa voix, puissante, belle et profondément humaine. Violant l’une de ses « lois secrètes », il nous invite à « la plus sacrée des fêtes païennes ». Ce livre nous confirme qu’il est l’une des grandes voix poétiques d’aujourd’hui.
À lire – Lyonel Trouillot, C’est avec mains qu’on fait chansons, Le Temps des Cerises, 2015. Son oeuvre littéraire est principalement publiée aux Éditions Actes Sud.
© DIERF DUMÈNE
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