La Trace et la Route, deux modèles de développement par Romain Cruse: Quel choix pour l’Haiti de l’après Coronavirus?

Temps de lecture : 7 minutes

Dernière mise à jour : 4 juin 2020 à 14h34

Il y a un débat sur les réseaux sociaux concernant Haïti et l’après coronavirus. Un débat concernant le positionnement du pays qui doit se focaliser sur la production nationale. Comme quoi, le salut d’Haïti viendrait de là.

Contexte

Cela rappelle la même fougue concernant la reconstruction après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. On avait répertorié le 12 janvier 2020 plusieurs sujets traitant de l’actualité ayant des titres controversés. Il convient tout de même de souligner que ces questions avaient alimenté une prise de conscience et l’illégitimité du pouvoir en place.

En pleine crise de coronavirus, ce même débat est naturellement relancé. Chaque crise est une occasion de s’améliorer. Michel-Rolf Trouillot et Placide David sont du même avis concernant l’histoire coloniale et le positionnement d’Haïti sur le marché du travail. Les contradictions sociales n’étant pas encore résolues, on assiste alors à la continuité du système colonial mais dans une autre époque.

Romain Cruse, un géographe français qui a travaillé dans la Caraïbes, a élaboré dans son livre : Mai 68 de la Caraïbes, une théorie suivant l’œuvre d’Edouard Glissant. C’est la théorie de la Trace et de la route. Celle-ci peut être considérée comme modèle de développement choisi par 2 pays caribéen: la trace pour Cuba et la route pour Porto Rico.

Haïti fait aussi partie de la Caraïbes. Elle y est liée par sa géographie et également par l’histoire de la région. Actuellement n’était-ce pas le coronavirus, elle aurait connu une continuité dans les mouvements populaires contre le système établi.
Quel modèle de développement peut être initié en Haiti: celui de la route qui coïncide à une relation avec le capitalisme mondial et sa mondialisation, ou la trace qui découle du socialisme qui met l’Etat au centre du partage équitable des richesses et la possession des moyens de production?

La Route comme modèle de développement

La Route est bétonnée ou presque. Les activités humaines en sont permanentes. Sur la route, tout y passe: les migrants qui vont vers de grandes villes ou métropoles, les grands camions qui transportent les matériels privés vers leurs entrepôts. Sur la route, tout est rapide, et celui ou celle qui ne peut suivre le courant peut être éjecté brutalement.

Les manifestations, les mouvements populaires de revendication sociales y sont effectués également, assez souvent, dans l’indifférence des gens qui vaquent à leurs activités. C’est ce qui expliquerait cet individualisme montant dans tous les pays qui connaissent un fort taux d’inégalité sociale. Mais la colère n’y est jamais loin.

Les routes peuvent être bloquées. Lock dit on. Avec cela, le capitalisme semble prendre un sévère coup dans ses profits puisque toutes les activités sont bloqués . Beaucoup de gens subissent les torts de cette initiative . On entendra partout qu’il faudra débloquer le pays pour que les activités reprennent. Quelles activités ? Les mêmes qui ont suscité la colère des gens face à un État qui se positionne pour les gens fortunés contre les démunis.

La route nous incite à aller plus vite, à préparer nos esprits contre toute éventualité. La route s’inscrit dans un processus individuel ou l’autre est vu comme un concurrent à abattre. Cette même philosophie est relayée par les institutions idéologiques telles que l’église traditionnelle avec la personnalisation du salut, l’école avec le pa pran pa bay,et la famille ou la concurrence entre membre peut toutefois briser les liens. Le capitalisme avant d’être physique est psychologique parce que c’est dans l’esprit que commence l’opération.

Enfin, la route se justifie aussi par la relation entre coopération des pays Nord-Sud où cette dernière a donné naissance à une dépendance chronique et la répétition des actions des pays par les élites qui veulent leur ressembler, sans une étude sociologique du territoire et les gens qui y vivent. La route, selon l’auteur, est parsemée d’embûches, et tourne vers l’enrichissement des uns au détriment des autres. C’est l’essence même du néolibéralisme prôné par Friedman.

En somme, c’est le sous-développement des uns qui développe les autres.
C’est une réalité palpable dans les anciens territoires colonisés, dit pays tiers monde.

La Trace comme modèle de développement

Pour comprendre l’ampleur d’une solidarité communautaire, il faut aller dans les coins reculés du pays. Pour y accéder, il faut emprunter un sentier. Une trace dit-on. Pour garder cette trace, il faut le parcours des personnes dans les deux sens. De là prend naissance une solidarité, un partage de responsabilité et la connexion entre les personnes vivant dans une même communauté. Celle-ci peut être prise comme modèle de développement.

Avec le socialisme, c’est une responsabilité partagée. Dans une économie solidaire, tout le monde tient une place importante dans la chaîne. L’accent est porté sur la production nationale, la satisfaction de la communauté avant même l’échange sur le marché extérieur. De ce fait, l’exclusion sociale diminue considérablement puisque les richesses sont créées et sont partagées avec l’ensemble de la communauté. Il faut souligner toutefois, que l’individualisme n’est pas banni cependant l’intérêt général prime sur l’individu. Cuba en est l’exemple.

C’est le pays où l’humain est considérablement développé. La Révolution Castriste a nationalisé les compagnies privées qui exploitaient les richesses nationales. Ensuite avec un réseau routier, les villes sont interconnectées entre elles, afin que les services publics soient acheminés. Les services de bases comme l’éducation, le logement et la santé sont concrets.

Le constat est fait par les collaborations médicales avec la région caribéenne, et leur réponse face à la gestion de la crise du coronavirus. Ce qui ne fait pas justement l’aise des États-Unis qui se déclarent pays des droits de l’homme. Si ce n’était l’ambargo, Cuba serait beaucoup plus loin avec sa quête pour l’effectivité des droits de l’homme dans un régime socialiste. Ce qui lancerait un véritable défi à l’ordre mondial capitaliste et inégal.

La Trace prévoit également une coopération Sud-Sud avec les pays à même niveau économique afin de se solidariser pour contrer les exigences de la finance et de l’économie internationale. Le programme PetroCaribe agissait dans ce sens.

En conclusion, Romain Cruse place le Porto-Rico dans la Route comme modèle de développement du capitalisme néo-libéral dans l’économie caribéenne qui, selon lui, n’est qu’un système de plantation amélioré. Le Porto Rico reste un pays productif mais pour les investisseurs étrangers contre une population qui vit dans la précarité.

Cuba, de son côté,a opté pour la Trace avec un gouvernement qui se concentre sur le bien-être de sa population malgré l’embargo décidé par le gouvernement américain et ses alliés.

Qu’en est-il pour Haiti ?

On connaît des revendications sociales depuis 3 ans qui se basent sur le changement de système d’exploitation. Le coronavirus viendra [peut-être] changer profondément les mécanismes nationaux et internationaux en matière de développement et de coopération. Sur les réseaux sociaux, on parle déjà du renforcement de la production nationale. Quelle est la réalité haïtienne actuelle et les actions à adopter afin que cette prise conscience ne reste pas à l’état de prise de conscience, un discours comme ce fut le cas pour la reconstruction post séisme?

Historiquement, le symbolisme d’Haïti est différent des pays de la Caraïbes. C’est le seul endroit où le système esclavagiste a reçu un coup mortel par des esclaves qui se sont rebellés contre le système colonial établi. Un système très dur qui laisse encore ses empreintes tout au long du parcours de ce pays de 1804 à nos jours. Le mal haïtien est ancien, historique. Avant même de parler de développement, il faut d’abord penser à le résoudre. Tout cela doit découler d’un projet de société inclusif.

Les contradictions sociales

Le pays est divisé en deux groupes distincts. Les possédants et les non possédants. De ces groupes émergent des sous groupes. Ce qui complique sévèrement la tâche. Depuis 1804, c’est une lutte entre ceux qui sont tâchés de l’idéologie occidentale, qui donc s’auto-missionnent de la réhabilitation de la race noire en passant par Haïti, et les autres, très traditionnels qui refusent cette réhabilitation à l’occidentale.

Dès lors toute l’histoire de ce peuple se base sur l’oppression économique politique culturelle et sociale de la frange occidentale sur la traditionnelle. Le Duvaliérisme a creusé profondément ces contradictions. Avec un pays de plus en plus embourbé dans la route comme modèle, la majeure partie de la population souffre de la corruption généralisée et une privatisation à outrance, doublée d’une centralisation politique et administrative . Le néo-libéralisme a été appliquée dans tous ses principes dans le pays. Tout se base sur l’individualisme comme modèle de réussite. Cela serait impossible sans une force d’appui extérieure pour contrer les attaques visant la destruction de ce système.

La Problématique du positionnement d’Haïti

Assez souvent, on entend que la communauté internationale a échoué en Haiti. Il convient de retenir que cette communauté nage en plein exeptionnalisme. L’International impose un modèle de développement et de financement pour tout peuple désirant sortir de la pauvreté. Un modèle de développement qui se focalise sur le respect des droits fondamentaux de l’homme. Des droits qui se limitent aux droits civils et politiques puisque l’économie mondiale néo-libérale vise la privatisation, le libre échange et la non intervention de l’Etat dans l’économie. Toutes les positions internationales d’Haïti sont calquées sur un suivisme pro americain. L’épisode du vote contre le Venezuela en est la preuve.

C’est ce même suivisme qui l’empêche par souci de consolidation du pouvoir, de ne pas opter pour le pluralisme en matière de coopération internationale. Les ONG prendront le relais pour ce qui a trait aux problèmes sociaux.

En somme, le monde est au mode ralenti avec les activités pas ses pensées. Avant de parler production nationale, il faudra penser au marché pour écouler ses produits et les productions nationales des autres États plus grands et plus offrants territorialement que nous. Après le virus, la vie reprendra son court avec les mêmes principes inégalitaires.
Entre les accidents de la Route qui causent les douleurs, et la solidarité de la Trace qui offrira [peut-être] le bien-être à tous, le peuple haïtien doit prendre son destin en main. Mais d’abord, les contradictions sociales
criantes et les positions stériles doivent s’arrêter pour connaître les bienfaits de la production nationale pour éviter que , dix ans plus tard, nous ne retombions dans les débats perpétuels liés avec à une soi-disant Reconstruction.

Source :
Le Mai 68 de la Caraïbes. Romain Cruse 2018

À propos Richecarde Celestin

Celestin Richecarde Juriste-Historien HumanRights Négritude Haïti
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