Affaire privée

Temps de lecture : 2 minutes

J’habite dans un quartier où chacun connaît tout le monde. Certaines habitudes comme l’échange des plats le dimanche se font encore au sein de certaines familles. « Pwoblèm yon moun se pou tout ». Dès qu’on entendait l’un des voisins crier aussi faiblement que ce bruit pouvait nous parvenir, tout le monde accourait avec l’idée de porter secours à son prochain. Chez nous, l’infraction « non-assistance à personne en danger », n’avait pas de raison d’être dans le Code Pénal…. Euh, que dis-je ? Ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a une maison dans laquelle des cris se faisaient entendre régulièrement et personne ne s’y rendait même les voisins les plus proches.

Oui, chaque dimanche, après le diner et la séance de dominos et de bière à laquelle s’adonnaient les hommes du quartier, une dame faisait retentir des cris de douleur. Nul ne bougeait. Pourtant, Madame Pierre était l’amie de tous, celle qui emmenait les apprenties-commerçantes à Saint-Domingue, celle qui conseillait avec hardiesse les jeunes filles sur les tenues à porter selon l’occasion, qui réprimandait les jeunes garçons quand elle estimait qu’ils portaient leurs cheveux un peu trop longs.

Madame Pierre était appréciée et connue dans son quartier. Pourtant, ses cris de détresse le dimanche n’émouvaient personne. Même ses cousins qui habitaient avec elle s’éloignaient plutôt quand elle l’entendait crier. Chaque dimanche, ce fut la même rengaine jusqu’à ce qu’un jeune homme courageux, de passage dans le quartier, osa intervenir.

C’est alors que toute la meute s’amena pour voir le spectacle qui se tenait puisque ce qui faisait tant pleurer Madame Pierre n’était autre que les coups que lui administrait son mari après avoir bu un peu trop de bières avec ses copains ou encore parce qu’il avait perdu sa partie de domino. C’était de notoriété publique que monsieur gardait une batte de baseball dont il se servait pour « corriger » sa femme, répétait-il à qui voulait l’entendre. Et aucun voisin ne pipait mot parce qu’un homme qui frappait sa femme dans le quartier était pour eux une « affaire privée », presque normale aux dires de certains.
Ce jour-là pourtant, ce jeune homme osa s’en mêler et il en résulta une bagarre à laquelle tout le monde choisit son camp ou plutôt, toute la zone se dressa contre le visiteur qui « osa se mêler de ce qui ne le regardait pas ». « Nèg la ap bat madanm li, sa k pou di w fi a pat merite l », disaient certains. « Fi a renmen sa depi w wè l rete aprè tout tan sa », répétaient les autres.

« Comment pouvez-vous accepter qu’un homme maltraite sa femme sous vos yeux sans que vous réagissiez ? », s’indignait le jeune homme. « E si li touye l yon lè ? », leur demanda t-il. Ce à quoi les voisins ont rétorqué: « Dat l ap bat li, si li t ap touye l li ta mouri deja ». Puis, tout le monde retourna vaquer à ses activités, Madame Pierre la première qui ravala ses larmes et continua ses tâches d’épouse dévouée. Car ses parents lui avaient appris que quoiqu’il en coûte, une femme comme il faut ne devait jamais médire de son mari. Et dans la zone, tout le monde était d’accord.

Une femme battue par son homme n’était pas en danger. Surtout si cette femme se faisait correctement entretenir par son homme. Encore plus si monsieur l’a tirée d’une misère noire pour lui faire connaître l’opulence. D’autant plus si ce dernier lui a donné ce à quoi elle aspirait mais qu’elle n’avait jamais rêvé. Non, une telle femme même battue n’était pas en danger, elle ne faisait que payer la dette qu’elle a contractée. Et une créance aussi énorme que la bienfaisance du mari ne se payait que par la manifestation la plus abjecte de son autorité sur sa femme. Cette manifestation n’était qu’une affaire privée dont tout le monde, simple citoyen ou homme investi de l’autorité, devait se garder de se mêler.

VD

[balistrad_youtube url= »https://m.youtube.com/watch?v=WDRD2K8gy50″]

À propos Vanessa Dalzon

Vanessa Dalzon est Rédactrice en chef à Balistrad, diplômée en Droit à l'Université Quisqueya (UniQ). Elle est l'auteure du roman « Opération-Rupture », chronique publiée dans Balistrad pendant 22 semaines. Vanessa Dalzon partage son temps en dehors du bureau entre l’écriture, la lecture, le chant et les séries télé.
x

Check Also

Balistrad : cinq années sous le signe de la résilience

Un groupe de jeunes, d’étudiants de divers horizons emmenés par ...