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Politiques démophagiques : quand l’État haïtien mange son peuple

Temps de lecture : 6 minutes

Dernière mise à jour : 10 février 2021 à 15h16

Donner la mort, à qui l’on veut et quand on veut, est un droit de l’État moderne. La nécropolitique. Achille Mbembe (2006 : 29) la définit comme « le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir ». Ce pouvoir se manifeste par la violence, à travers des institutions et des machines de guerre (Weber, 1959). Il est l’un des fondements de la souveraineté. L’État a – ou doit avoir – la capacité de contrôler la mortalité, de ne laisser vivre que ce qui n’est pas nuisible. La vie de l’individu n’est qu’un objet, une dimension de politique que l’État doit saisir. Le contrôle de cette dimension, que Michel Foucault (1997) appelle le biopouvoir, est essentiel dans l’établissement des frontières, des lignes rouges. L’autre, dans la mesure où il menace mon pouvoir, doit mourir ; son meurtre est mon objectif principal. Et, comme instance qui a le monopole de la violence légitime (Weber, 1959), je dois mettre des dispositifs en place pour contrôler, terrifier et tuer.

Mbembe (2006), dans son article « Nécropolitique », relève le rôle des états éphémères – état d’exception, état de siège – dans l’exercice du biopouvoir. Ces moments politiques constituent les fondements du droit de tuer. Des moments où les lois sont mises en veille, pour prétendre résoudre des différends ; des situations de conflit, créées implicitement par l’État, sont résolues en décrétant l’urgence, l’exception. Ou du moins, des moments de noir où l’État, agissant de bon gré, élimine ce qu’il prétend être les gangues. Et, pour faciliter la tâche, les élites divisent l’Humanité en des humanités. L’autre est donc considéré comme une humanité subalterne (Mbembe, 2013). Cette politique séparatiste aboutit à la création de la logique de race.

L’État ne s’arrête pas à la question de race. Il s’enchaîne avec les classes sociales, entre autres. La classification, qui est le propre de l’homme (Maury, 2013), tout comme le pouvoir de nommer, est une manifestation de la domination. Et, elle se rend compte des rapports de pouvoir. Le nom semble être un substantif qui fige l’individu dans une position suivant laquelle l’on détermine sa possibilité de vivre ou de mourir. Noir, migrant, étranger, ou encore musulman, sont, entre autres, quelques catégories des plus vulnérables, de l’inhumanité.

Un État démophagique

Et encore, la classe sociale et l’origine de l’individu déterminent sa position dans la nécromachine. Toute une classe sociale peut être victime, ou être suspendue, des menaces. Menacée, elle est vue, tout de même, comme une menace avec laquelle il faut prendre sa distance ou qu’il faut éliminer. Tout un peuple peut être tué par l’État. Ou du moins, l’État peut mettre en place des technologies pour contrôler sa vie ou sa mort, ou s’il doit vivre ou mourir. Un État « démophagique ». Politiques démophagiques, l’ensemble des dispositifs mis en place par un État pour exterminer son peuple ou une partie de ce dernier. L’extermination peut se faire par des génocides, des massacres et d’autres moyens excluant le peuple, le mettre en marge pour recevoir une mort lente. Les conditions de vie chaotique sont alors des outils fabriqués par les dirigeants rétrogrades et sans faculté de « penser » pour exterminer la population considérée comme dangereuse et inutile (Traverso, 2002). Placé dans des espaces sociaux vides (Badie, 1992) le peuple est donc soumis à la rigueur de la nécromachine, cette machine qui tue, qui « mange » ou qui fabrique la mort à des doses variées suivant le contexte.

Cette machine thanatologique fonctionne à deux échelles. Une première, « la mort dure », qui réfère aux pratiques de violences physiques, comme la violence dans les milieux ruraux, les actes de banditisme dans les quartiers populaires, les tortures perpétrées par les forces armées, les massacres, et aujourd’hui l’incendie des marchés, les assassinats, entre autres. La seconde, « la mort douce », renvoie aux politiques antipeuples (violences symboliques), comme le système rentier instauré tout au long du 19e siècle, ou l’ignorance de la condition matérielle d’existence des masses. En effet, le peuple est inscrit sur l’échelle de la « mort douce », et les prétendus dangereux sont victimes de la « mort dure ».

En vivant le présentisme sans possibilité d’épanouissement, le peuple ne se rend pas compte de sa situation de mort en vacances. L’absence de véritables mouvements sociaux pour le contrôle de l’historicité en témoigne (Touraine, 2000). Ainsi, il devient aliéné de sa condition de classe sans une conscience de classe (Marx, 1993). Il est, de ce fait, aveuglé par la propagande des dirigeants, ce qui conduit au fétichisme de la mort ou de la menace. Et ce, depuis l’époque coloniale.

La création d’une catégorie marginale

L’État qui a pris naissance en Haïti au lendemain de 1804 continue sur la même lancée coloniale basée  sur des politiques démophagiques. L’espace colonial a été un foyer démophagique. Les historiens qui ont abordé cette question ont montré l’omniprésence de la mort assénée contre les captifs. Ces derniers étaient torturés, maltraités, tués, etc. Leur vie est contrôlée par le pouvoir central.  En fait, il est victime du statut qu’on l’attribue. Une fois indépendant, le nouvel État maintient ce système d’exclusion des masses, en les confinant dans les milieux ruraux, et des conditions d’existence extrêmement misérables. Dans ces conditions, ils vivent sans espérance d’avenir ; sans horizon d’attente, pour reprendre l’expression de François Hartog (2012).

En effet, le peuple, pris comme Autre, est victime de violence sur toutes les formes. L’absence des politiques sociales de base dans les milieux populaires et la création des conditions de vie adéquate pour les élites témoignent de la volonté de l’État à exterminer la masse, et non de son incapacité. Pour maintenir cet ordre social, la politique de terreur est toujours de mise. L’élimination des leaders, des porteurs de discours révolutionnaires, est monnaie courante depuis avant la proclamation de l’indépendance. Les chefs de bandes, véritables protagonistes de l’indépendance, furent éliminés de la scène par l’élite noire (Auguste, 1990). D’autres leaders, comme Charlemagne Péralte, sont tués par le système. Ces cas, et d’autres, relèvent de l’utilisation de la terreur pour accélérer le sort des individus dits nuisibles et indésirables.

Toutefois, le nuisible, qu’il élimine, est sa propre création. La création des bidonvilles n’est que le résultat de la décapitalisation des paysans ; ce qui ne les oblige qu’à émigrer et de venir s’accommoder près des grandes villes dans l’attente d’un emploi précaire ou des miettes laissées par les politiques. Dans cette condition, il est obligé de développer des moyens lui permettant d’affronter la vie. Certains, plus résistants, se transforment en de petits commerçants, occupant les trottoirs, pratiquent la mendicité, du reste, vivre à la merci de la diaspora ; d’autres se livrent à des pratiques, comme le vol, la vente de stupéfiants, le banditisme. Cette catégorie est évidemment un outil fabriqué  par des élites rétrogrades qui ont pris naissance au lendemain de l’indépendance. Elle est utilisée pour semer la terreur et la violence (Édouard, 1977). Par conséquent, elle devient une pièce de la machine qui l’exécutera par la suite.

L’État démophagique est un État contre la nation (Trouillot, 1986) qui  confine tout non semblable dans une exclusion exclusive (Agamben, 1997). Un Etat qui régularise les rapports entre les classes, et creuse le fossé, en facilitant les nantis d’accaparer les faibles capitaux des masses. La proclamation de l’indépendance ne marque qu’une mutation dans la question de la colonisation. Le maître blanc est remplacé par le mulâtre, qui instaure à son tour un État prédateur (Lundahl, 1992) pour préserver et augmenter son capital. L’acceptation de cette forme de colonisation par la masse est possible grâce à l’instauration d’un espace de médiatisation qui reproduit l’ordre social établi (Saint-Armand, 2017). Et surtout, grâce à l’institution d’une éducation coloniale haïtienne par l’intermédiaire de la religion, l’église catholique romaine en particulier. Cette éducation qui définit l’homme haïtien par son passé (Souffrant, 1995) est l’âme du projet d’apartheid social. Elle est incapable de donner à l’individu des capabilités (Sen, 1984) pour affronter l’avenir. En effectuant de la violence psychique, elle remplit une fonction à peu près identique de celle des forces armées. Massacré et torturé, le peuple est aussi une denrée que le néo-colon dispose à sa  merci. Le cas des haïtiens massacrés en République Dominicaine en 1937 en témoigne. L’immigration qui constitue une tentative de sortir de la machine de la mort est encore une arme utilisée par les élites. Les migrants sont livrés à eux-mêmes dans la gueule de l’océan. Et, ceux qui arrivent à une quelconque forme d’intégration dans le milieu diasporique sont exclus ; du reste, exploités.

Micky-Love Mocombe

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Références bibliographiques
Agamben, G. (1997). Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Paris : Seuil.
Auguste, C. (1990). « Les Congos dans la révolutions haïtiennes ». Revue de la société haïtienne d’histoire et de géographie, (168).
Badie, B. (1992). L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique. Paris : Fayard.
Casimir, J. (2009). Haïti et ses élites. L’interminable dialogue de sourds. Port-au-Prince : Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
Édouard, R. (1977). Violences et ordre social en Haïti : essai sur le vivre-ensemble dans une société postcoloniale. Québec : PUQ.
Foucault, M. (1997). Il faut défendre la société : Cours au Collège de France, 1975-1976. Paris : Seuil.
Hartog, F. (2012). Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps. Paris : Seuil.
Lundahl, M. (1992). Politics or Markets ? Essays on Haitian Underdevelopment. London and New York : Routledge.
Marx, K. (1993). Le Capital. Paris : PUF.
Maury, Y. (2013). « Classements et classifications comme problème anthropologique : entre savoir, pouvoir et ordre ». Hermès, La Revue, 2 (no 66), p. 23-29.
Mbembe, A. (2013). Critique de la raison nègre. Paris : La Découverte.
Mbembe, A. (2016). Politiques de l’inimitié. Paris : La découverte.
Mbembe, A. « Nécropolitique ». Raisons politiques. 2006/1 (no 21), p. 29-60.
Saint-Armand, G. (2017). La tyrannie de l’insouciance. Essai sur l’expérience de l’histoire du temps en Haïti. Port-au-Prince : Ruptures.
Sen, A. K. (1984). « Rights and Capabilities », in Resource, Values and Development. Cambridge : Harvard University Press.
Souffrant, C. (1995). Sociologie prospective d’Haïti. Montréal : CIDIHCA.
Touraine, A. (2000). Sociologie de l’action. Paris : LGF.
Traverso, E. (2002). La violence nazie : Une généalogie européenne. Paris : La Fabrique.
Trouillot, M.-R. (1986). Les racines historiques de l’État duvaliérien. Port-au-Prince : Henri Descamps.
Weber, M. (1959). Le savant et le politique. Paris : 10/18.

À propos Micky-Love Myrtho Mocombe

Je suis étudiant en master sociologie à l’Université Paris-Saclay. Je suis blogueur, rédacteur à Balistrad.
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