Peut-on faire respecter la Loi en violant les Droits fondamentaux?

Temps de lecture : 6 minutes

Dernière mise à jour : 14 janvier 2019 à 15h00

Il est 4h de l’après-midi. On est au beau milieu de la semaine. La circulation est dense et compliquée. Un embouteillage monstre bloque les rues à Pétion-Ville. Alors que chauffeurs de camionnettes et de motos s’injurient copieusement, des piétons traversent sens dessus dessous les rues déjà encombrées, un pick-up survient de nulle part. Des policiers et des agents de la mairie en descendent, fouets en main. Avec rage, ils se dirigent vers les marchands qui étalent leurs produits sur le trottoir à même le sol. Des coups sont distribués çà et là . Les étalages vidés, leurs propriétaires les abandonnent pour éviter de se faire tabasser par les agents de la mairie et les policiers. Coups de poing, coups de fouet, injures sont distribués au nom des mesures d’urbanisme que veut appliquer la mairie, apprend-on.

« La chaussée aux véhicules, les trottoirs aux piétons et les marchés aux marchands », tel a été le slogan de la mairesse de Pétion Claire Lydie Parent en 2012 justifiant les différentes descentes des policiers dans les rues de Pétion-Ville. Ses successeurs ont gardé cette philosophie en faisant la guerre aux commerçants détaillants qui transforment les trottoirs en marchés publics. En 2017, c’était au tour de Dominique Saint-Roc, maire principal de Pétion-Ville d’alors, de lancer l’opération « Lari Blanch » en vue de déloger les marchands et commerçants qui envahissent les trottoirs. D’autres villes s’étaient aussi lancées dans des opérations similaires. C’était le cas à Tabarre, à Delmas, à Port-au-Prince ou encore au Cap-Haïtien.

Ces échauffourées entre agents de la mairie et les marchands ont parfois de graves conséquences. Le 13 juillet 2017, un des bouquinistes de Pétion-Ville avait trouvé la mort lors d’un affrontement entre policiers et marchands. Cette situation avait alors provoqué de vives tensions dans la commune, et pas qu’une fois d’ailleurs, ces scènes de violence ont toujours généré des situations de panique, de colère et d’indignation de la part des marchands. « Misye a parèt sou mwen epi l vide m atè san l pa di m anyen », s’indignait une marchande après un passage des agents de la mairie, ses vêtements sales témoignant de sa chute.

A Pétion-Ville, les maires sont particulièrement acharnés, convaincus d’être dans leur bon droit puisqu’ils ont offert aux commerçants, affirment-ils, un marché dans lequel exposer et étaler leurs produits. Ce à quoi les marchands rétorquent que le mauvais emplacement du marché et le peu d’espace qu’il offre l’empêchent d’accueillir tous ceux qui, effectivement, vendaient dans les rues de la ville. « Les acheteurs trouvent tout ce dont ils ont besoin dehors, près de la station, pourquoi venir jusqu’ici ?», avaient confié les marchands interrogés en 2017. En effet, les gens se rendent rarement au marché à cause de son emplacement qui ne favorise pas le commerce et, du coup, incite les commerçants qui ne rêvent que d’écouler leurs produits à trouver des cieux plus cléments en vue de gagner leurs vies. Certains marchands se disaient prêts à laisser les rues moyennant qu’on leur donne un marché moderne et correct où exposer leurs produits.

En appui à leur chasse aux marchands dans les rues, les autorités municipales brandissent leur devoir de faire respecter la Loi notamment l’article 15 du Code de la route en vigueur qui dispose : « Personne n’a le droit d’obstruer par des étalages ou des objets de quelque nature que ce soit les trottoirs ou galeries qui servent exclusivement au passage des piétons. Les trottoirs ou galeries d’une même rue doivent être au même niveau pour faciliter le passage des piétons ».

Si l’on circule dans les rues de plusieurs zones du pays, il faut reconnaître que l’article 15 du Code de la route n’a jamais été appliqué. Il est aussi vrai que les chefs de la municipalité ont le devoir de faire respecter les règlements et les Lois du pays. Cependant, peut-on faire respecter les Lois en bafouant les Droits Humains les plus élémentaires ?

Peut-on user de la force coercitive dont l’Etat dispose pour violer les Droits fondamentaux?
Par ailleurs, les règlements, lois du pays décrivent elles-mêmes les circonstances dans lesquelles ladite force contraignante pourrait être appliquée sans que celle-ci n’entraîne des actes de violence, des actes inhumains ou dégradants.

En effet, lorsqu’un individu tenterait de résister à un agent de police, la Constitution du pays en son article 25 autorise l’agent à user de force mais une force proportionnelle à la résistance opposée par l’individu. Dans le cas des descentes aux marchés de rue, peut-on parler d’usage de force proportionnelle alors qu’il n’y avait même pas eu de résistance ? Les agents qui généralement font les descentes sont des hommes costauds, bien bâtis et armés qui viennent frapper le plus souvent des femmes frêles et non armées. Aux frappes et coups reçus généralement, ces femmes n’ont d’autre choix que de gémir et s’enfuir pour échapper à la fureur de ces agents qui font souvent des excès de zèle en battant, jetant et emportant les marchandises. Dans ce cas, on ne saurait appliquer l’article 25 de la Constitution de 1987. Cet acte est donc forcément illégal.

Une autre considération serait le fait qu’elles ne soient pas en état d’arrestation donc ne devraient pas être concernées par l’usage de la force décrit dans l’article. Ensuite, à l’arrivée des agents de la mairie et de la Police Nationale d’Haïti (PNH), elles ne font que sauver ce qu’elles peuvent de leurs marchandises et s’en aller. Aucune résistance ne peut donc être évoquée.

Puisque l’acte ne peut être justifié par aucun texte légal, il bafoue donc les Droits fondamentaux en portant atteinte à l’intégrité physique de la personne selon l’article 5 de la Convention américaine des Droits de l’homme qui affirme que toute personne a droit au respect de son intégrité physique.

Dans le Code de la route, on retrouve les différentes sanctions prévues contre les contrevenants de l’article 15. L’article 279 du même Code précise que ceux qui obstruent les trottoirs et les galeries sont passibles d’une amende de cinq cents (500) gourdes et l’obligation de libérer le trottoir. Une peine d’emprisonnement de cinq jours est prévue au cas où celui qui serait en contravention ne paierait pas l’amende fixée. S’il est vrai que l’application de la Loi peut s’accompagner d’une force contraignante, celle-ci ne doit pas non plus déboucher sur des actes de violence atteignant l’intégrité physique de la personne eu égard à l’article 5 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, figurant dans le Préambule de La Constitution de 1987, qui dispose que « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques dont Haïti est parti, va plus loin encore en son article 4 qui montre le caractère obligatoire du respect à l’intégrité physique en précisant que « même dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation », l’Etat a le devoir de protéger l’intégrité physique de la personne humaine.

Haïti ayant choisi le monisme juridique avec primauté du Droit International sur le Droit interne au regard de l’article 276-2 de la Constitution de 1987, l’Etat haïtien a donc le devoir de se plier aux exigences de ces normes internationales que le Parlement du pays avait ratifiées.

Outre le cadre juridique sur lequel s’accentuent les bourreaux qui croient s’acquitter d’une tâche noble, on ne peut ignorer que ces « descentes » que font souvent les agents de la Police Nationale d’Haïti et des mairies ne sont d’aucune aide et n’apportent aucune solution même provisoire voire durable au problème. Dès que les agents ont le dos tourné, les commerçants reprennent tranquillement leurs petits paquets et reviennent à ces places qu’ils se sont octroyées. En effet, quelques coups distribués ça et là ne résoudront pas un problème qui est caractérisé par la situation de misère, de chômage et qui montre tout simplement la capacité de ces hommes et femmes de vouloir à tout prix s’en sortir et faire vivre les leurs. Le problème va au-delà du trottoir. Il faut donc voir cette frange de la population à la recherche du gagne-pain quotidien et considérer l’insuffisance de l’espace dans les marchés pour accueillir tous ceux qui occupent les rues et tant d’autres facteurs qui occasionnent la mise en place de ces marchés de rue.

S’il est vrai que la transformation des trottoirs en marché public est préoccupante en ce qu’elle peut entraîner des accidents à tout moment et paralyse la circulation, peut-on y remédier en foulant au pied les Droits fondamentaux de l’homme ? Que fait-on de l’article 5 de la Convention américaine des Droits de l’homme qui protège l’intégrité physique de la personne ? Peut-on accepter que des agents qui sont censés protéger et servir la population soient plutôt les auteurs des sévices qu’elle subit ?

S’il est vrai que l’occupation des trottoirs est une violation flagrante des principes de la route, s’il est vrai que ces marchés installés à même le sol sur le trottoir causent de sérieux problèmes de sécurité, on ne saurait donc ne pas reconnaître la nécessité de faire quelque chose. D’où la nécessité que la Loi soit respectée !Cependant, on ne peut faire respecter une norme en violant une autre. Justice ne peut être rendue en créant des situations d’injustice. Veiller à la sécurité de la population doit être une priorité pour les autorités placées à cet effet mais sa mise en œuvre ne devrait pas fouler au pied les principes de Droits Humains. La Loi doit être une pour tous et il relève de la responsabilité des autorités de la faire respecter et elles doivent user des moyens mis à leur disposition pour le faire. Toutefois, porter atteinte à l’intégrité physique de la personne en faisant fi du respect des Droits Humains ne doit pas être une option. Elle ne devrait jamais en être une…

Vanessa Dalzon

À propos Vanessa Dalzon

Vanessa Dalzon est Rédactrice en chef à Balistrad, diplômée en Droit à l'Université Quisqueya (UniQ). Elle est l'auteure du roman « Opération-Rupture », chronique publiée dans Balistrad pendant 22 semaines. Vanessa Dalzon partage son temps en dehors du bureau entre l’écriture, la lecture, le chant et les séries télé.
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