Mur social

Mur social en Haïti : une critique de la pensée d’Achille Mbembe

Temps de lecture : 3 minutes

Dernière mise à jour : 10 mai 2018 à 23h03

Dans son livre Politiques de l’inimitié, publié en 2016 chez les Éditions La Découverte, Achille Mbembe (1) aborde la question du mur à travers les concepts de « désir d’ennemi » qui anime les classes dominantes des sociétés démocratiques, et de désir d’apartheid, qui se caractérise par la volonté de se distancier de l’autre. Cette volonté est la face cachée des démocraties. Dans un entretien publié à la revue l’Humanité, Mbembe postule deux corps de la démocratie que l’on puisse saisir à travers son histoire (2). Le premier, un corps diurne, magnifié par l’idéologie post-1990. Le deuxième, nocturne, est lié à la séparation entre un ici et un ailleurs, où l’on peut tuer, piller, exterminer sans rendre compte, et surtout qui permet d’agir en état d’exception. En effet, la démocratie est liée, à travers son corps nocturne, à une politique de l’inimitié.

 

Mur social

Le mur, souligne Mbembe, est l’expression de la volonté du mis à l’écart de l’intrus, de l’autre, considéré d’une humanité subalterne ; autrement dit, d’une volonté de séparation (3). Pour matérialiser cette volonté, la classe dominante, avec le soutien de l’État [qui est son outil], érige des murs. Le mur de séparation [qui nous intéresse dans le cadre de ce travail], recouvre au dominant le sentiment que son existence dépend de l’absence du dominé. « Entre nous et lui, il n’y a aucune part commune » et, son absence ne serait guère considérée comme une perte. Par conséquent, se séparer de lui est une obsession. D’où le souci de faire émerger un ensemble de politiques d’inimitiés, des machines de guerre, pour se débarrasser de l’encombrant. Ou du moins, on développe un ensemble de stratégies: toute une politique de séparation, qui prend la forme de racisme dans certaines sociétés, et que nous appelons, un « mur social ».

En fait, le mur social existe dans presque toutes les sociétés humaines, et il a toujours été au centre des démocraties (Mbembe, 2016). « Elles ont toujours été des communautés de séparation », écrit-il. Une parcelle de la population est toujours marginalisée, soit considérée comme esclave, ou en quelque sorte, comme un étranger. Cette catégorie de la population était [hier] connue sous le visage du nègre ou du juif. Aujourd’hui, elle a le visage du musulman, de l’immigré, du réfugié, de l’intrus. En Haïti, l’ennemi semble être les anciens esclaves, noirs, par conséquent, la masse mise à l’écart depuis au lendemain de l’indépendance.

Le mur social haïtien est une construction socio-historique. Il découle des classes existant à Saint-Domingue, et se perpétue à travers les politiques d’exclusion de l’État haïtien, et au caractère parasite de la bourgeoisie haïtienne. Le mur fondé préalablement sur la question de couleur, représente un fossé creusé par la volonté de maintenir la masse dans la crasse, et la place de l’État, comme institution présente que pour la bourgeoisie (4).

En effet, le mur social s’érige comme une frontière entre deux réalités sociales vécues par deux classes sociales d’une même société. D’un côté, la bourgeoisie, qui est composée de mulâtres jouissant de la protection et des privilèges de l’État, et détenant surtout le monopole de toutes les sphères : l’économique, le social, le culturel. De l’autre côté, la masse, marginalisée, qui vit dans des conditions infra humaines, et pour qui, les dominants ne manifestent aucune volonté d’agir. Cette classe, précaire, vit dans des espaces sociaux vides (5), et reste sans régime d’historicité (6).

En fait, Haïti a une place importante dans la pensée d’Achille Mbembe. Lire ses œuvres peut favoriser une meilleure compréhension de la situation du monde, et de celle du pays en particulier. Encore, il nous incite à interroger notre soi-disant démocratie, et notre situation en tant que peuple. Ainsi, il nous exhorte avec la célèbre phrase de Frantz Fanon :

« Ô mon corps, fait de moi toujours un homme qui interroge ! » (7).

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Notes
(1) Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’Université de Witwatersrand.
(2) Moussaqui, Rosa. Achille Mbembe « Un désir fondamental d’insurrection s’exprime sous des formes nouvelles ». L’Humanité. 20 mai 2016 [consulté le 23 mars 2018].
(3) Mbembe, Achille. (2016). Politiques de l’inimitié. Paris : La découverte.
(4) Dans son livre La tyrannie de l’insouciance, paru en 2017 chez les Éditions Ruptures le sociologue Geraldo Saint-Armand présente l’État une institution qui participe à la pérennisation de la distance entre la bourgeoisie et la masse. Dans sa réponse (antithèse) à André Corten, qui postule que l’État haïtien est État faible, le professeur Saint-Armand soutient l’idée que l’État haïtien n’est pas un faible. Le problème, c’est qu’André Corten cherche la force de l’État où l’État n’est pas. Autrement dit, l’État haïtien n’est pas présent dans la masse, il n’est qu’une institution au service de la bourgeoisie et qui n’existe que pour elle. En effet, la force de l’État doit être recherchée dans les quartiers bourgeoisie, au sein de la bourgeoisie.
(5) Le concept d’ « espace social vide » est élaboré par Bertrand Badie, dans son livre L’État importé, pour désigner un ensemble d’espaces habités par les marginaux, et qui sont sans la présence des institutions étatiques, sans les services sociaux de base.
(6) Le « régime d’historicité », concept élaboré de François Hartog, cité par Geraldo Saint-Armand, peut se définir comme le rapport entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente.
(7) Prière de Frantz Fanon dans son livre Peau noire, masques blancs.

À propos Micky-Love Myrtho Mocombe

Je suis étudiant en master sociologie à l’Université Paris-Saclay. Je suis blogueur, rédacteur à Balistrad.
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